Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3079

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 520-521).

3079. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices. 10 décembre.

Je vous envoie, mon cher ange, une tragédie[1] que vous recevrez par une occasion. Ne vous alarmez pas ; cette tragédie n’est pas de moi ; je ne suis pas un homme à combattre le lendemain d’une bataille. La pièce est d’un de mes amis, à qui je voudrais bien ressembler. Je crois qu’elle peut avoir du succès, et je crains que l’amitié ne me fasse illusion. Je soumets l’ouvrage à vos lumières : l’auteur et moi, nous nous en rapportons à vous avec confiance. Soyez le maître de cette tragédie comme des miennes ; vous pouvez la faire donner secrètement aux comédiens. Mon cher ange, pendant que vous vous amuserez à faire jouer celle-là, je vous en mettrai une autre sur le métier, afin que vous ne chômiez pas, car ce serait conscience. Est-il vrai qu’il paraît dans Paris deux ou trois éditions d’une pauvre héroïne nommée Jeanne, et qu’il y en a d’aussi indécentes que fautives et défigurées ? C’est Thieriot qui me mande cette chienne de nouvelle. Mettez-moi au fait, je vous en supplie, de mes enfants bâtards, qu’on expose ainsi dans les rues. Il faut que les gens aient le cœur bien dur pour s’occupper de ces bagalelles, pendant qu’une partie du continent est abîmée et que nous sommes à la veille du jugement dernier.

Je vais d’Alpe en Alpe passer une partie de l’hiver dans un petit ermitage appelé Monrion, au pied de Lausanne, à l’abri du cruel vent du nord. Adressez-moi toujours vos ordres à Lyon.

Mille tendres respects à tous les anges.

  1. Nicéphore, tragédie de Tronchin, conseiller d’État à Genève.