Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3023

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 469-470).

3023. — À M. DE CIDEVILLE.
Aux Délices, 19 septembre.

Oui, ma muse est trop libertine ;
Elle a trop changé d’horizon ;
Elle a voyagé sans raison
Du Pérou jusques à la Chine.
Je n’ai jamais pu limiter
L’essor de cette vagabonde ;
J’ai plus mal fait de l’imiter ;
J’ai, comme elle, couru le monde.
Les girouettes ne tournent plus
Lorsque la rouille les arrête ;
Après cent travaux superflus,
Il en est ainsi de ma tête.
Je suis fixé, je suis lié.
Mais par la plus tendre amitié,
Mais dans l’heureuse indépendance.
Dans la tranquille jouissance
De la fortune et de la paix,
Ne pouvant regretter la France,
Et vous regrettant à jamais.

Voilà à peu près mon sort, mon cher et ancien ami ; je ne lui pardonne pas de nous avoir presque toujours séparés, et je suis très-affligé si nous avons l’air d’être heureux si loin l’un de l’autre, vous sur les bords de la Seine, et moi sur ceux de mon lac. J’ai renoncé de grand cœur à toutes les illusions de la vie, mais non pas aux consolations solides, qu’on ne trouve qu’avec ses anciens amis. Mme Denis me fait bien sentir combien cette consolation est nécessaire. Elle s’est consacrée à me tenir compagnie dans ma retraite. Sans elle mon jardin serait pour moi un vilain désert, et l’aspect admirable de ma maison perdrait toute sa beauté. J’ai été absolument insensible à ce succès passager de la tragédie[1] dont vous me parlez. Peut-être cette insensibilité vient de l’éloignement des lieux. On n’est guère touché d’un applaudissement dont le bruit vient à peine jusqu’à nous ; et on voit seulement les défauts de son ouvrage, qu’on a sous les yeux. Je sens tout ce qui manque à la pièce, et je me dis :


Solve senescentem · · · · · · · · · · · · · · ·

(Hor., lib. I, ep. i, v. 8.)


Je me le dis aujourd’hui ; et peut-être demain je serai assez fou pour recommencer ! Qui peut répondre de soi ? Je ne réponds bien positivement que de la sincère et inviolable amitié qui m’attache à vous pour toute ma vie. V.

  1. L’Orphelin de la Chine.