Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2951

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 409-410).

2951. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 21 juillet.

Mon cher ange, vous avez dû recevoir les cinq Chinois par M. de Chauvelin, et une petite correction au quatrième acte, par la poste. Il est juste que je vous rende compte des moindres particularités de la Chine. Celles qui regardent l’ouvrage que Darget et bien d’autres personnes ont entre les mains sont bien tristes. Il n’est que trop vrai que ce Grasset, dont vous aviez eu la bonté de me parler, en avait un exemplaire ; mais ce qu’il y a de plus cruel, c’est le bruit qui court, et dont M. le maréchal de Richelieu m’a instruit. Cette idée est aussi funeste qu’elle est mal fondée. Comment avez-vous pu croire que je songeasse à me priver de l’asile que j’ai choisi, et qui m’a tant coûté ? comment avez-vous pensé que je voulusse publier moi-même ce que j’ai envoyé à Mme de Pompadour, et perdre ainsi tout d’un coup le mérite de ma petite confiance ? J’ai embelli assurément l’ouvrage, au lieu de le gâter ; et je suis d’autant plus en droit de condamner les éditions défigurées qui pourraient paraître de l’ancienne leçon. J’ai soigné cet ouvrage ; je l’ai regardé comme un pendant de l’Arioste ; j’ai songé à la postérité, et je fais l’impossible pour écarter les dangers du temps présent. Je vous conjure, mon cher et respectable ami, de détruire de toutes vos forces le bruit affreux qui n’est point du tout fondé, et qui m’achèverait. Vous avez confié vos craintes à M. de Richelieu et à Mme de Fontaine. L’un et l’autre ont pris pour certain l’événement que votre amitié redoutait. Ils l’ont dit ; la chose est devenue publique ; mais c’est le contraire qui doit être public. Ma consolation sera à la Chine. Je ne vois plus que ce pays où l’on puisse me rendre un peu de justice. Adieu, mon cher ange.