Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2869

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 336-337).

2869. — DE COLINI À M. DUPONT[1].
À Prangins, 4 février 1755.

Cher Démosthène, par la lettre que vous écrit aujourd’hui M. de V… vous verrez quel usage j’ai fait de celle que vous venez de m’écrire. On ne veut pas croire que le cocu votre concurrent parle sincèrement, et il est étonnant qu’une prévôté ne lui suffise point. Cependant on écrit en conséquence à Paris, comme s’il parlait tout de bon.

Je serais tenté de croire qu’il arrivera de la maison de campagne dont je vous ai parlé, ce qui est arrivé à Colmar de la maison qu’on voulait y acheter. Notre philosophe ne parait pas aimer les achats ; il recule actuellement, et, comme il s’est un peu engagé, il fait des efforts au-dessus du pouvoir des hommes : il a beau se démener, le Genevois qui l’a empoigné ne quittera pas prise sitôt. Cela me divertit comme un roi ; mais savez-vous ce que j’en pense en mon particulier ? Je crois que nous pourrions bien partir de ce pays-ci, et notre philosophe ne parle pas plus tôt de vouloir acheter des maisons et des domaines, que je prépare tout de suite ma petite pacotille pour être prêt au départ. La veille de notre fuite de Colmar, il était allé voir trois maisons ; mais le plaisant de ça, c’est qu’on en faisait un mystère. On parlait des maisons à demi-mots ; tout le monde devait ignorer l’idée de cet établissement : on allait voir des maisons de bon matin avec l’avocat Dupont, et de retour au logis on disait qu’on avait été faire des emplettes. C’est une comédie à faire mourir de rire. Je donnerais tout au monde pour qu’il en arrivai autant dans ce pays-ci[2].

Les Cramers travaillent à l’Histoire universelle. Et que dites-vous de la méthode de faire des histoires universelles avec cinq ou six livres ? Vous verrez à la fin du troisième tome de cette nouvelle édition une petite sottise ridicule dont je n’ose lui parler. En parlant de la renaissance des sciences et des arts sous les Médicis, il dit que les Toscans, sans aucun secours, inventèrent de nouveau la peinture. On sait que les Toscans apprirent cet art de quelques Grecs que les Médicis avaient attirés à Florence. Il dit ensuite que le Giotto avait fait avec succès un tableau où on représentait l’apôtre saint Pierre marchant sur les eaux. Il plaisante sur cet apôtre marchant sur les eaux, tandis que le Giotto n’a jamais peint des apôtres qui marchent sur les eaux, mais une barque assez connue des Italiens, qui l’appellent la nave di Giotto, et qu’on a ensuite mise en mosaïque sur une des portes de l’église de Saint-Pierre de Rome, où on la voit encore aujourd’hui. Il lui a plu de prendre une barque pour un apôtre, afin de pouvoir goguenarder. Soit. Je me suis bien donné de garde de lui relever cette bévue, et je languis de la voir imprimée.

Je vous souhaite, mon cher ami, de la santé et des prévôtés. Pensez au nègre qui travaille aux carrières de Prangins ; ce nègre vous aime tendrement, et voudrait servir un maître plus humain, moins mourant, et dont il put espérer un peu de bienveillance.

Mme Dupont vous gagne-t-elle quelques parties d’échecs ? Notre Parisienne à tragédies, à comédies et à bel esprit, n’en sait pas encore bien la marche. Adieu : personne ne vous est plus tendrement attaché que moi.


C…

  1. Lettres inédites de Voltaire, etc., 1821.
  2. Mieux que personne Colini devait connaitre les motifs qui forçaient M. de Voltaire à tâtonner et à mettre du mystère quand il s’agissait de former un établissement. Au retour de Prusse, les ennemis de M. de Voltaire étaient hardis et entreprenants ; ils se sentaient appuyés par la cour, qui était piquée de ce qu’il avait préféré le séjour de Potsdam à celui de Versailles, et tout était disposé pour lui faire essuyer quelque mortification. Rentré en France par l’Alsace, Voltaire, que plusieurs circonstances y retinrent près de deux années, eut le projet de s’y établir définitivement. Mais les intrigues et les propos de quelques jésuites, dont il s’est plaint au père Menou (voyez la lettre du 17 février 1754), le décidèrent à chercher ailleurs un asile. Il porta ses vues vers Lyon. L’influence d’un gouvernement ombrageux était trop forte dans cette ville pour qu’un philosophe pût avec sécurité y professer la vérité et y répandre les lumières philosophiques : il le sentit promptement, et en sortant de chez le cardinal de Tencin, qui lui avoua naïvement qu’il ne pouvait lui donnera dîner parce qu’il était mal en cour, il se décida à chercher en Suisse la terre de liberté. Mieux que personne Colini connaissait toutes ces raisons : il eût donc pu se dispenser de railler des précautions dont il voyait la nécessité ; mais il faut médire, et on sacrifie la vérité. (Note du premier éditeur.)