Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2840

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 311-312).

2840. — À M. LF PRÉSIDENT HÉNAULT.
Au château de Prangins, près Nyon, pays
de Vaud, 3 janvier 1755.

Voici le fait, monsieur ; je prends la liberté d’écrire[1] à M. le comte d’Argenson, en faveur d’un avocat de Colmar, et je suis comme le Suisse du chevalier de Gramont, je demande pardon de la liberté grande[2]. Une recommandation d’un Suisse en faveur d’un Alsacien n’est pas d’un grand poids ; mais si vous connaissiez mon Alsacien, vous le protégeriez. C’est un homme qui sait par cœur notre histoire de France ; c’est le seul homme de lettres du pays, c’est le meilleur avocat et le moins à son aise, chargé de six enfants. Il s’agit d’une place dans une petite ville affreuse, nommée Munster[3] ; il s’agit de rendre heureux mon ami intime ; il s’appelle Dupont. Il demande d’être prévôt de Munster, et il est assurément très-indifférent à M. d’Argenson que ce soit Dupont ou un autre qui soit prévôt dans un village ou ville impériale.

J’ose vous supplier, avec les plus vives instances, d’en parler à M. d’Argenson. Vous aurez le plaisir de donner du pain à toute une famille, et d’être le protecteur d’un homme très-estimable. Je vous jure que vous ferez une bonne action, et je vous conjure de la faire.

Je suis presque perclus de tous mes membres, dans un assez beau château, en attendant la saison de prendre les eaux d’Aix en Savoie. L’état cruel où je suis ne me permet d’écrire que dans les grandes occasions, et c’en est une très-grande pour moi de vous supplier de faire la fortune de Dupont mon ami. Si jamais j’ai de la santé et de l’imagination, j’écrirai à Mme du Deffant ; mais je suis impotent et râbéti ; je ne vous en suis pas moins tendrement attaché. Comptez que, dans toute la Suisse, il n’y a personne d’aussi pénétré que moi d’estime et de reconnaissance pour vous. V.

Je me joins à mon oncle, monsieur, en faveur de M. Dupont ; c’est un homme qui a fait toute notre ressource à Colmar. Il joint à beaucoup d’esprit et, de connaissances toutes les qualités du cœur ; il a six enfants, il est bon père, bon mari, et bon ami ; c’est un sujet digne d’être présenté par vous. Je vous le recommande de toutes mes forces[4], et nous nous croirions heureux s’il pouvait obtenir cette place. Nous ne sommes ici que pour attendre la saison des bains ; je vous supplie de ne pas me croire en Suisse, car je ne m’y crois pas moi-même ; mais, dans quelque lieu que je sois, monsieur, ne doutez pas de mes sentiments pour vous. On ne peut vous connaître, quand on sait sentir, sans vous être tendrement attaché pour la vie.


Denis.

  1. Cette lettre nous est inconnue, ainsi qu’une épître badine que Voltaire adressa, douze ou quinze jours plus tard, au comte d’Argenson, sur le même sujet, et dans laquelle se trouvaient ces vers :

    Rendez, rendez heureux l’avocat qui m’engage ;
    Donnez-lui les grandeurs d’un prévôt de village.

  2. Mémoires du chevalier de Gramont, chap. iii.
  3. Elle est à cinq lieues de Colmar, tout près de la papeterie de Luttenbach
  4. Malgré les vives instances de la nièce et de l’oncle, tant en prose qu’en vers, la prévôté de. Munster fut bientôt donnée à une autre personne. (Cl.)