Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2827

Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 296-297).

2827. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Lyon, le 9 décembre.

Mon cher ange, votre lettre du 3 novembre, à l’adresse de Mme Denis, nous a été rendue bien tard, et vous avez dû recevoir toutes celles que je vous ai écrites. Le seul parti que j’aie à prendre, dans le moment présent, c’est de songer à conserver une vie qui vous est consacrée. Je profite de quelques jours de beau temps pour aller dans le voisinage des eaux d’Aix en Savoie. On nous prête une maison[1] très-belle et très-comnode, vers le pays de Gex, entre la Savoie, la Bourgogne et le lac de Genève, dans un aspect sain et riant. J’y aurai, à ce que j’espère, un peu de tranquillitè. On n’y ajoutera pas de nouvelles amertumes à mes malheurs, et peut-être que le loisir et l’envie de vous plaire tireront encore de mon esprit épuisé quelque tragédie qui vous amusera. Je n’ai à Lyon aucun papier ; je suis logé très-mal à mon aise, dans un cabaret où je suis malade. Il faut que, je parte, mon adorable ami. Quand je serai à moi, et un peu recueilli, je ferai tout ce que votre amitié me conseille. Je ne sais si on plaindra l’état où je suis : ce n’est pas la coutume des hommes, et je ne cherche pas leur pitié : mais j’espère qu’on ne désapprouvera pas, à la cour, qu’un homme accablé de maladies aille chercher sa guérison. Nous avons prévenu Mme de Pompadour et M. le comte d’Argenson de ces tristes voyages. Dans quelque lieu que j’achève ma vie, vous savez que je serai toujours à vous, et qu’il n’y a point d’absence pour le cœur ; le mien sera toujours avec le vôtre.

Adieu, mon cher et respectable ami ; je vais terminer mon séjour à Lyon en allant voir jouer Brutus. Si j’avais de l’amour-propre, je resterais à Lyon ; mais je n’ai que des maux, et je vais chercher la solitude et la santé, bien plus sûr de l’une que de l’autre, mais plus sûr encore de votre amitié. Ma nièce, qui vous fait les plus tendres compliments, ose croire quelle soutiendra avec moi la vie d’ermite. Elle a fait son apprentissage à Colmar ; mais les beautés de Lyon, et l’accueil singulier qu’on nous y a fait, pourraient la dégoûter un peu des Alpes. Elle se croit assez forte pour les braver. Elle fera ma consolation tant que durera sa constance ; et, quand elle sera épuisée, je vivrai et je mourrai seul, et je ne conseillerai à personne ni de faire des poëmes épiques et des tragédies, ni d’écrire l’histoire, mais je dirai : Quiconque est aimé de M. d’Argental est heureux.

Adieu, cher ange ; mille tendres respects à vous tous. Quand vous aurez la bonté de m’écrire, adressez votre lettre à Lyon, sous l’enveloppe de M. Tronchin[2], banquier : c’est un homme sûr, de toutes les manières. Je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

  1. Le château de Prangins, où Voltaire se rendit le 14 décembre au plus tard, après être passé par Genève. (Cl.)
  2. Parent du célèbre médecin Théodore Tronchin.