Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2800

Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 272-274).

2800. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 15 octobre.

Mon cher ange, votre lettre du 11 a fait un miracle : elle a guéri un mourant. Ce n’est pas un miracle du premier ordre ; mais je vous assure que c’est beaucoup de suspendre comme vous faites toutes mes souffrances. Je ne suis pas sorti de ma chambre depuis que je vous ai quitté. Je crois qu’enfin je sortirai, et que je pourrai même aller jusqu’à Dijon voir M. de Richelieu sur son passage avec ma garde-malade. Je serai bien aise de retrouver M. de La Marche[1] ; et, quand le président Ruffey devrait encore m’assassiner de ses vers, je risquerai le voyage. Vous me mettez du baume dans le sang, en m’assurant tous que les allusions ne sont point à craindre dans mes magots de Chinois ; et vous m’en versez aussi quelques gouttes, en remettant à d’autres temps Rome sauvée et la Chine. Il me semble qu’il faut laisser passer le Triumvirat, et ne me point mettre au nombre des proscrits. Je ne le suis que trop, avec l’opéra de Royer. Je ne sais pas s’il sait faire des croches, mais je sais bien qu’il ne sait pas lire. M. de Sireuil est un digne portemanteau du roi ; mais il aurait mieux fait de garder les manteaux que de défigurer Pandore. Un des grands maux qui soient sortis de sa boîte est certainement cet opéra. On doit trouver au fond de cette boîte fatale plus de sifflets que d’espérance. Je fais ce que je peux pour n’avoir, au moins, que le tiers des sifflets ; les deux tiers, pour le moins, appartiennent à Sireuil et à Royer. Je vous prie, au nom de tous les maux que Pandore a apportés dans ce monde, d’engager Lambert à donner une petite édition de mon véritable ouvrage, quelques jours avant que le chaos de Sireuil et Royer soit représenté. Je me flatte que vous et vos amis feront au moins retentir partout le nom de Sireuil. Il est juste qu’il ait sa part de la vergogne, Chacun pille mon bien, comme s’il était confisqué, et le dénature pour le vendre. L’un mutile l’Histoire générale, l’autre estropie Pandore, et, pour comble d’horreur, il y a grande apparence que la Pucelle va paraître. Un je ne sais quel Chevrier[2] se vante d’avoir eu ses faveurs, de l’avoir tenue dans ses vilaines mains, et prétend qu’elle sera bientôt prostituée au public. Il en est parlé dans les malsemaines de ce coquin de Fréron. Il est bon de prendre des précautions contre ce dépucelage cruel, qui ne peut manquer d’arriver tôt ou tard. Mon cher ange, cela est horrible ; c’est un piège que j’ai tendu, et où je serai pris dans ma vieillesse. Ah, maudite Jeanne ! ah, monsieur saint Denis, ayez pitié de moi ! Comment songer à Idamé, à Gengis, quand on a une Pucelle en tête ? Le monde est bien méchant. Vous me parlez des deux premiers tomes de l’Histoire universelle, ou plutôt de l’Essai sur les sottises de ce globe ; j’en ferais un gros des miennes ; mais je me console en parcourant les butorderies de cet univers. Vraiment j’en ai cinq à six volumes tout prêts. Les trois premiers sont entièrement différents ; cela est plein de recherches curieuses. Vous ne vous doutez pas du plaisir que cela vous ferait. J’ai pris les deux hémisphères eu ridicule ; c’est un coup sûr. Adieu, tous les anges ; battez des ailes, puisque vous ne pouvez battre des mains aux trois magots.

  1. Ch.-Phil-Fyot de La Marche, président au parlement de Bourgogne, à qui sont adressées les cinq premières lettres de la Correspondance. Richard de Ruffey, compatriote du président de La Marche, était, comme ce dernier, en correspondance avec Voltaire.
  2. Fr.-Ant. Chévrier, né à Nancy vers 1720 ; auteur qui ne vivait guère que de satire, et qui mourut d’une indigestion le 2 juillet 1762.