Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2776

Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 245-246).

2776. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Colmar, 30 juillet 1754.

Madame, en arrivant à Colmar j’ai trouvé deux choses charmantes de Votre Altesse sérénissime, votre lettre du 13 juillet et votre portrait. Je leur ai fait ce que je faisais au bas de votre robe, quand j’avais l’honneur d’être à Gotha. Mais pourquoi, madame, mettre des ornements à des choses qui sont par elles-mêmes si précieuses ? Votre Altesse sérénissime me remplit de confusion comme de reconnaissance ; je devrais venir la remercier sur-le-champ à Gotha ou à Altembourg. Elle sait quel est mon empressement, elle sait que je n’ai point d’autre désir.

Je suis revenu bien malade dans mon petit territoire de Colmar. Cette nièce que vous daignez honorer de vos bontés m’a accompagné et me sert de garde-malade. Elle se met à vos pieds, madame : tout ce qu’elle sait de votre auguste personne redouble encore sa sensibilité et son respect. Savez-vous, madame, qu’on m’écrit de plus d’un endroit pour me parler de la santé de Mme de Buchwald ? On n’ignore pas à quel point je lui suis attaché. Hélas ! madame, ma dernière lettre de Plombière prévenait la vôtre ; je m’attendrissais sur le sort d’une personne si digne de vous. Puissé-je apprendre bientôt son rétablissement !

Ce que Votre Altesse sérénissime me dit d’une certaine personne[2] qui se sert du mot de rappeler ne me convient guère ; ce n’est qu’auprès de vous, madame, que je puis jamais être appelé par mon cœur. Il est vrai que c’est là ce qui m’avait conduit auprès de la personne en question. Je lui ai sacrifié mon temps et ma fortune ; je lui ai servi de maître pendant trois ans ; je lui ai donné des leçons, de bouche et par écrit, tous les jours, dans les choses de mon métier. Un Tartare, un Arabe du désert ne m’aurait pas donné une si cruelle récompense. Ma pauvre nièce, qui est encore malade des atrocités qu’elle a essuyées, est un témoignage bien funeste contre lui. Il est inouï qu’on ait jamais traité ainsi la fille d’un gentilhomme, et la veuve d’un gentilhomme, d’un officier des armées du roi de France, et, j’ose le dire, une femme très-respectable par elle-même, et qui a dans l’Europe des amis. Si le roi de Prusse connaissait la véritable gloire, il aurait réparé l’action infâme qu’on a faite en son nom. Je demande pardon à Votre Altesse sérénissime de lui parler de cette triste affaire ; mais la bonté qu’elle a de s’intéresser au sort de ma nièce me rappelle tout ce qu’elle a souffert.

Je m’imagine que Votre Altesse sérénissime est actuellement dans son palais d’Altembourg avec monseigneur, et les princes ses enfants ; je me mets à vos pieds et aux leurs.

On m’a envoyé de Berlin une relation, moitié vers, et moitié prose, du voyage de Maupertuis et d’un nommé Cogolin. Ce n’est pas un chef-d’œuvre.

Recevez, madame, mes profonds respects et ma vive reconnaissance.

  1. Éditeurs, Bavoux et François. — Publiée en partie dans Voltaire et Rousseau, par Henry lord Brougham. Paris, Amyot, 1845.
  2. Frédéric II.