Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2743

Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 220-222).

2743. — À M. DE BRENLES.
Colmar, le 21 mai.

Je me crois déjà votre ami, monsieur, et je supprime les cérémonies et les monsieur en sentinelle au haut d’une page. Je m’intéresse à votre bonheur comme si j’étais votre compatriote ; le bonheur est bien imparfait quand on vit seul. Messer Ludovico Ariosto dit que : Senza moglie a lato, i’uom non puote esser di bontade perffeto[1].

Il faut être deux, au moins, pour jouir de toutes les douceurs de la vie, et il faut n’être que deux, quand on a une femme comme celle que vous avez trouvée. J’en ai bien parlé avec la bonne Mme Goll. Elle sait combien Mme de Brenles a de mérite ; vous avez épousé votre semblable. Si je faisais encore de petits vers, je dirais :


Il faut trois dieux dans un ménage,
L’Amitié, l’Estime, et l’Amour ;
On dit qu’on les vit l’autre jour
Qui signaient voire mariage[2].


Pour moi, monsieur, je vais trouver les naïades ferrugineuses de Plombières. Le triste état où je suis m’empêche d’être témoin de votre félicité. Si je peux avoir une santé un peu tolérable, la passion de faire un petit voyage à Lausanne en deviendra plus forte ; comptez que vos lettres la redoublent. La bonté dont vous dites que Mme de Brenles m’honore est un nouvel encouragement. Je demanderai permission à toutes les maladies qui m’accablent ; mais je ne peux répondre ni du temps où je viendrai, ni de mon séjour. Je sens seulement que, si mon goût décidait de ma conduite, je passerais volontiers ma vie dans le sein de la liberté, de l’amitié, et de la philosophie. Je me croirais, après vous deux, l’homme le plus heureux de Lausanne.

J’aurais encore, monsieur, un autre compliment à vous faire sur la charge[3] et sur la dignité que vous venez d’obtenir dans votre patrie ; mais il en faut complimenter ceux qui auront affaire à vous, et je ne peux vous parler à présent que d’un bonheur qui est bien au-dessus des emplois. Permettez-moi de présenter mes respects à Mme de Brenles, et de vous renouveler les sentiments avec lesquels je compte être toute ma vie, etc.


Voltaire.

Je vous supplie de vouloir bien faire souvenir de moi M. Polier, qui, le premier, m’inspira l’envie de voir le pays que vous habitez.

  1. On lit dans l’Arioste, satire v, Ad Annibale Malaguzzi :

    Ma fin di parer sempre, e cosi detto
    L’ho più volto, che senza moglie a lato
    Non puote uomo in bontade esser perfetto.

  2. M. et Mme de Brenles, sans se consulter, envoyèrent chacun leur réponse à Voltaire.
    De M. de Brenles.

    L’Estime et l’Amitié, malgré leur jeune frère,
    Voudraient étendre encor les plans qu’ils ont tracés.
    L’Amour dit : « Ils sont deux, avec nous c’est assez. »
    Mais les autres ont dit : « Il y faudrait Voltaire. »

    De Mme de Brenles.

    L’Estime et l’Amitié, en dépit de leur frère,
    Disent que nombre trois fut toujours nombre heureux.
    L’Amour dit : « Avec moi c’est assez d’être deux. »
    Les deux autres ont dit : « Il y faudrait Voltaire. »
    (Note de l’éditeur des Lettres diverses, Genève, Paschoud, 1821, in-8°.)

  3. Celle de conseiller baillival.