Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2732

Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 208-209).
2732. – À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Colmar, le 23 avril.

Je me sens très-coupable, madame, de n’avoir point répondu à votre dernière lettre. Ma mauvaise santé n’est point une excuse auprès de moi, et, quoique je ne puisse guère écrire de ma main, je pouvais du moins dicter des choses fort tristes, qui ne déplaisent pas aux personnes comme vous, qui connaissent toutes les misères de cette vie, et qui sont détrompées de toutes les illusions.

Il me semble que je vous avais conseillé de vire uniquement pour faire enrager ceux qui vous payent des rentes viagères. Pour moi, c’est presque le seul plaisir qui me reste. Je me figure, dès que je sens les approches d’une indigestion, que deux ou trois princes hériteront de moi ; alors je prends courage par malice pure, et je conspire contre eux avec de la rhuharbe et de la sobriété.

Cependant, madame, malgré l’envie extrême de leur jouer le tour de vivre, j’ai été très-malade. Joignez à cela de maudites Annales de l’Empire, qui sont l’éteignoir de l’imagination, et qui ont emporté tout mon temps : voilà la raison de ma paresse. J’ai travaillé à ces insipides ouvrages pour une princesse de Saxe qui mérite qu’on fasse des choses plus agréables pour elle. C’est une princesse infiniment aimable, chez qui on fait meilleure chère que chez Mme la duchesse du Maine. On vit dans sa cour avec une liberté beaucoup plus grande qu’à Sceaux ; mais malheureusement le climat est horrible, et je n’aime à présent que le soleil. Vous ne le voyez guère, madame, dans l’état où sont vos yeux ; mais il est bon du moins d’en être réchauffé. L’hiver horrible que nous avons eu donne de l’humeur, et les nouvelles que l’on apprend n’en donnent guère moins.

Je voudrais pouvoir vous envoyer quelques bagatelles pour vous amuser ; mais les ouvrages auxquels je travaille ne sont point du tout amusants.

J’étais devenu Anglais à Londres ; je suis Allemand en Allemagne. Ma peau de caméléon prendrait des couleurs plus vives auprès de vous ; votre imagination rallumerait la langueur de mon esprit.

J’ai lu les Mèmoires de milord Bolingbroke. Il me semble qu’il parlait mieux qu’il n’écrivait. Je vous avoue que je trouve autant d’obscurité dans son style que dans sa conduite. Il fait un portrait affreux du comte d’Oxford, sans alléguer contre lui la moindre preuve. C’est ce même Oxford que Pope appelle une âme sereine, au-dessus de la bonne et de la mauvaise fortune, de la rage des partis, de la fureur du pouvoir, et de la crainte de la mort.

Bolingbroke aurait bien dû employer son loisir à faire de bons mémoires sur la guerre de la Succession, sur la paix d’Utrecht, sur le caractère de la reine Anne, sur le duc et la duchesse de Marlborough, sur Louis XIV, sur le duc d’Orléans, sur les ministres de France et d’Angleterre. Il aurait mêlé adroitement son apologie à tous ces grands objets, et il l’eût immortalisée ; au lieu qu’elle est anéantie dans le petit livre tronqué et confus qu’il nous a laissé.

Je ne conçois pas comment un homme qui semblait avoir des vues si grandes a pu faire des choses si petites. Son traducteur a grand tort de dire que je veux proscrire l’étude des faits. Je reproche à M. de Bolingbroke de nous en avoir trop peu donné, et d’avoir encore étranglé le peu d’événements dont il parle. Cependant je crois que ses Mémoires vous auront fait quelque plaisir, et que vous vous êtes souvent trouvée, en le lisant, en pays de connaissance.

Adieu, madame ; souffrons nos misères humaines patiemment. Le courage est bon à quelque chose : il flatte l’amour-propre, il diminue les maux, mais il ne rend pas la vue. Je vous plains toujours beaucoup ; je m’attendris sur votre sort.

Mille compliments à M. de Formont. Si vous voyez M. le président Hénault, je vous prie de ne me point oublier auprès de lui. Soyez bien persuadée de mon tendre respect.