Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2713

Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 188-190).

2713. — À M.***[1].
12 mars 1754.

J’ai eu 4,250 livres de rentes pour patrimoine[2] ; mes partages chez mes notaires en font foi.

Le fonds de presque tout ce patrimoine a été assuré à mes nièces par leurs mariages.

Tout ce que j’ai eu depuis est le fruit de mes soins. J’ai réussi dans les choses qui dépendaient de moi, dans l’accroissement nécessaire de ma fortune[3] et dans quelques ouvrages. Ce qui dépend de l’envie et de la méchanceté des hommes a fait mes malheurs. J’ai toujours eu la précaution de soustraire à cette méchanceté une partie de mon bien. Voilà pourquoi j’en ai à Cadix, à Leipsick, en Hollande, et dans les domaines du duc de Wurtemberg.

Ce qui est à Cadix est un objet assez considérable[4], et pourrait seul suffire à mes héritiers. Je me prive jusqu’à présent des émoluments de cette partie, afin qu’elle produise de quoi remplacer en leur faveur ce que j’ai placé en rentes viagères.

Ces rentes viagères[5] sont un objet assez fort, et je comptais qu’elles serviraient à me faire vivre avec Mme Denis d’une manière qui lui serait agréable, et qu’elle tiendrait avec moi dans Paris une maison un peu opulente. L’obstacle qui détruit cette espérance sur la fin de mes jours est au nombre des choses qui ne dépendaient pas de moi.

On m’a fait craindre la persécution la plus violente au sujet de l’impression d’un livre à laquelle je n’ai nulle part[6]. Menacé de tous côtés d’être traité comme l’abbé de Prades[7] ; instruit qu’on me saisirait jusqu’à mes rentes viagères si je prenais le parti forcé de chercher dans les pays étrangers un asile ignoré ; sachant que je ne pourrais toucher mon revenu qu’avec des certificats que je n’aurais pu donner ; voyant combien les hommes abusent des malheurs qu’ils causent, et qu’on me doit plus de quatre années de plusieurs parties ; obligé de rassembler les débris de ma fortune ; ayant tout mis entre les mains d’un notaire très-honnête homme, mais à qui ses affaires ne permettent pas de m’écrire une fois en six mois ; ayant enfin besoin d’un commissionnaire, j’en ai demandé un à ma nièce et à M. d’Argental. Ce commissionnaire, chargé d’envoyer à une adresse sûre tout ce que je lui ferais demander, épargnerait à ma nièce des détails fatigants. Il serait à ses ordres ; il servirait à faire vendre mes meubles ; il solliciterait les débiteurs que je lui indiquerais ; il enverrait toutes les petites commodités dont on manque dans ma retraite.

Cette retraite peut-elle être Sainte-Palaye ? Non. Je ne puis achever le peu d’années qui me restent, seul, dans un château qui n’est point à moi, sans secours, sans livres, sans aucune société.

La santé de Mme Denis, altérée, ne lui permet pas de se confiner à Sainte-Palaye : un tel séjour n’est pas fait pour elle ; il y aurait eu de l’inhumanité à moi de l’en prier. Il faut qu’elle reste à Paris, et pour elle et pour moi : sa correspondance fera ma consolation.

Je n’ai eu d’autre vue que de la rendre heureuse, de lui assurer du bien, et de me dérober aux injustices des hommes. Je n’ai ni pensé, ni écrit, ni agi que dans cette vue.

  1. J’ai copié cette note ou lettre sur l’original, écrit en entier de la main de Voltaire : je ne sais à qui elle est adressée ; mais, note ou lettre, ce morceau m’a paru appartenir à la Correspondance. (B.)
  2. On voit que Longchamp s’est trompé en portant à huit mille livres de rente le patrimoine de Voltaire ; Wagnière s’approchait de la vérité en disant cinq mille.
  3. Ninon lui avait légué, en 1705, une somme de 2,000 francs ; le duc d’Orléans lui donna, en 1719, une pension de 2,000 fr. ; la reine, en 1725, une autre pension de {1,500 fr., qui ne fut pas régulièrement payée. Les souscriptions de la Henriade, en 1726, lui procurèrent une somme considérable (on la porte à 150,000 fr.). Deux ans après il hérita de son père. Il raconte lui-même, dans son Commentaire historique, qu’il s’associa pour une opération de finances, et qu’il fut heureux. Les frères Pâris lui avaient accordé un intérêt dans la fourniture des vivres de l’armée d’Italie en 1734 ; pour le solde de cet intérêt il reçut 600,000 fr., qu’il plaça à Cadix sur des armatures et cargaisons, et qui lui rapportèrent 32 à 33 pour cent. Il n’y éprouva qu’une seule perte de 80,000 fr. Demoulin lui emporta, en 1739, environ 25,000 fr. ; en 1741, il perdit chez Michel une assez bonne partie de son bien. Plus tard, il se trouva pour 60,900 fr. dans la banqueroute de Bernard de Coubert, fils de Samuel Bernard. Mais il avait beaucoup d’ordre ; d’autres circonstances réparèrent ces pertes. Le roi lui avait donné une charge de gentilhomme de la chambre, puis lui permit de la vendre en en conservant les honneurs. Vers le même temps il hérita de son frère. Un état de ses revenus arriérés pour les années 1749-50, donné par Longchamp (dans ses Mémoires, tome II, page 334), s’élève à 74,038 fr. Pendant son séjour à Berlin il avait la table, le logement, une voiture, et 16,000 fr. de pension. L’année même qu’il acheta Ferney, il écrivait à d’Argental, le 13 mai 1758, avoir perdu le quart de son bien par des frais de consignation. On voit par une lettre au même, du 30 janvier 1761, qu’il avait alors 45,000 fr. de rentes dans les pays étrangers. Ce qu’il possédait en France était beaucoup plus considérable. Il avait fait construire des maisons qu’il avait vendues en rentes viagères à 6 et 7 pour cent avec réversibilité d’une partie sur la tête de Mme Denis. Il avait construit Ferney, et avait plus que doublé le revenu de cette terre, qui, dans les dernières années, lui rapportait de 7 à 8,000 fr. Les dépenses de sa maison n’allaient qu’à 40,000 fr. ; ses rentes et revenus s’élevaient, à sa mort, à 100,000 fr. Il laissa à Mme Denis près de 100,000 fr. de rentes et 600,000 en argent comptant et effets. La terre de Ferney fut, en 1778, vendue 230,000 fr. (B.)
  4. On a vu, dans la note précédente, que le fonds primitif était de six cent mille francs. (B.)
  5. Ces rentes viagères furent fort onéreuses aux débiteurs. Le marquis de Lézeau eut à servir pendant quarante-cinq ans la rente de 1,800 fr. pour les 18,000 placés chez lui en 1733 (voyez tome XXXIII, page 352) ; il ne la payait pas exactement. Dans l’état rapporté par Longchamp, et dont j’ai parlé, Lézeau est porté pour 2,300 fr., c’est-à-dire près de dix-huit mois d’arriéré. (B.)
  6. Les deux volumes publiés en 1753 sous le titre d’Abrégé de l’Histoire universelle.
  7. Voyez tome XXIV, pages 17 et suiv.