Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2613

Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 87-88).

2613. — DE LA MARGRAVE DE BAIREUTH
à frédéric II roi de prusse[1].
Le 29 de juin 1753.

Mon très-cher frère, je compte ce jour parmi les heureux, puisque j’ai la satisfaction de vous assurer des sentiments de mon cœur. J’ai fait une petite trêve avec les eaux, mes crampes et maux ayant rompu celle que j’avais faite avec eux. Ma cure me paraîtrait insupportable, me privant si souvent du plaisir de vous écrire, si je n’espérais qu’en la continuant elle me mit en état de jouir encore une fois du seul bonheur après lequel je soupire, qui est de me retrouver auprès de ce que j’ai de plus cher au monde. Vous verrez, mon très-cher frère, une vieille squelette qui ne vit que pour vous, dont vous êtes le mobile, et qui peut-être ne serait plus si vous ne preniez soin de l’animer par l’amitié que vous lui témoignez. Je bénirai les eaux si elles contribuent à vous garantir, mon cher frère, des mauvaises attaques que vous avez eues l’hiver passé, il me semble que je renais lorsque j’apprends de bonnes nouvelles de votre santé. Nos principautés sont encore ici. Tandis qu’on tâche de les amuser, je suis enfermée dans mon antre comme la sibylle, et tâche d’y goûter des plaisirs dont ma misérable santé me permet encore de jouir.

Je viens de recevoir tout un paquet de Voltaire et de Mme Denis, que je prends la liberté de vous envoyer. Je suis fâchée qu’ils s’adressent à moi, mais de crainte d’être compromise dans cette mauvaise affaire, je vous envoie, mon très-cher frère, ce que je reçois de leur part. La lettre de Mme Denis montre de la conduite et de l’esprit, il paraît qu’elle n’est pas instruite des raisons qui vous ont porté à faire arrêter son oncle. S’il avait suivi ses conseils, il aurait agi plus sagement. Je le considère comme le plus indigne et misérable des hommes s’il a manqué de respect envers vous dans ses écrits ou dans ses paroles, une telle conduite ne peut que lui attirer le mépris des honnêtes gens. Un homme vif et bilieux comme lui entasse sottise sur sottise lorsqu’il a une fois commencé à en faire. Son âge, ses infirmités et sa réputation, qui est flétrie par cette catastrophe, m’inspirent cependant quelque compassion pour lui. Un homme réduit au désespoir est capable de tout. Vous trouverez peut-être, mon très-cher frère, que j’ai encore trop de support pour lui en faveur de son esprit, mais vous ne désapprouverez pas que j’aie pour lui la pitié qu’on doit même aux coupables dès qu’ils sont malheureux et lors même qu’on est obligé de les punir. Son sort est pareil à celui du Tasse et de Milton. Ils finirent leurs jours dans l’obscurité ; il pourrait bien finir de même. Si l’effort que font les poëtes à composer les poëmes épiques leur fait tourner la tête, nous pourrions bien être privés de ce genre de poësie à l’avenir, puisqu’il semble qu’il porte guignon à ceux qui s’y appliquent. Je vous demande mille pardons, mon très-cher frère, du griffonnage de cette lettre, ma tête toujours revêche et vraiment femelle en ce point m’empêche de la transcrire. Je suis avec toute la tendresse et le respect imaginable, mon très-cher frère, votre très-humble et obéissante sœur et servante.


Wilhelmine.

  1. Éditeur, Varnhagen von Ense.