Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2438

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 492-493).

2438. — À MADAME DENIS.
À Potsdam, ce 1er octobre.

Je vous envoie hardiment l’Appel au public, de Kœnig. Vous lirez avec plaisir l’histoire du procédé. Cet ouvrage est parfaitement bien fait ; l’innocence et la raison y sont victorieuses. Paris pensera comme l’Allemagne et la Hollande. Maupertuis est regardé ici comme un tyran absurde ; mais j’ai peur que son abominable conduite n’ait des suites bien funestes.

Il avait agi, dans toute cette affaire, en homme plus consommé dans l’intrigue que dans la géométrie ; il avait secrètement irrité le roi de Prusse contre Kœnig, et s’était adroitement servi de son autorité pour faire chercher les originaux des lettres de Leibnitz dans un endroit où il savait bien qu’ils n’étaient pas ; il avait, par cette indigne manœuvre, mis le roi de moitié avec lui. Croiriez-vous que le roi, au lieu d’être indigné, comme il le devait être, d’avoir été compromis et trompé, prend avec chaleur le parti de ce tyran philosophe ? Il ne veut pas seulement lire la réponse de Kœnig. Personne ne peut lui ouvrir les yeux, qu’il veut fermer. Quand une fois la calomnie est entrée dans l’esprit d’un roi, elle est comme la goutte chez un prélat : elle n’en déloge point.

Au milieu de ces querelles, Maupertuis est devenu tout à fait fou. Vous n’ignorez pas qu’il avait été enchaîné à Montpellier, dans un de ses accès[1], il y a une vingtaine d’années. Son mal lui a repris violemment. Il vient d’imprimer un livre où il prétend qu’on ne peut prouver l’existence de Dieu[2] que par une formule d’algèbre ; que chacun peut prédire l’avenir en exaltant son âme ; qu’il faut aller aux terres australes pour y disséquer des géants hauts de dix pieds, si on veut connaître la nature de l’entendement humain. Tout le livre est dans ce goût. Il l’a lu à des Berlinoises, qui le trouvent admirable.

Voilà pourtant l’homme qui s’était fait je ne sais quelle réputation, pour avoir été à Tornéo enlever deux Suédoises. Ce malheureux avait été mon ami. Il était venu à Cirey passer quelques mois avec ce même Kœnig, et il nous persécute aujourd’hui l’un et l’autre avec fureur. C’est bien aujourd’hui qu’il le faudrait enchaîner. J’avais eu le malheur de l’aimer, et même de le louer : car j’ai toujours été dupe.

Un des motifs de sa haine contre moi vient de ce qu’à ma réception à l’Académie française je ne le comparai pas à Platon[3], et le roi de Prusse à Denis de Syracuse. Il a eu la démence de s’en plaindre à Berlin. Quel Platon ! quelle Académie ! quel siècle ! et où suis-je ? Ah ! que M. le duc de Wurtemberg finisse bientôt notre marché, et que je revienne auprès de vous oublier les fous et les géomètres.

  1. Voyez tome XXIII, page 563.
  2. Voyez tome XXIII, pages 535 et 565.
  3. Voyez tome XXIII, page 205.