Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2433

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 488-490).

2433. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Potsdam, le 23 septembre.

Monsieur l’envoyé de Suède m’a dit, madame, que vous vous souvenez toujours de moi avec une bonté qui ne s’est pas démentie. Nous avons fait, au petit couvert du roi de la terre qui a le plus d’esprit, un souper où il ne manquait que vous. Il veut se charger des regrets que j’ai d’avoir perdu une société telle que la vôtre, et de vous envoyer ma lettre.

Vous avez diminué mon envie de faire un tour à Paris, lorsque vous l’avez abandonné[1] ; mais j’espère toujours vous y retrouver quelque jour. La retraite a ses charmes, mais Paris a aussi les siens.

Il vous parait étonnant peut-être que je me vante d’être dans la retraite, quand je suis à la cour d’un grand roi ; mais, madame, il ne faut pas s’imaginer que j’arrive le matin à une toilette avec une perruque poudrée à blanc, que j’aille à la messe en cérémonie, que de là j’assiste à un dîner, que je fasse mettre dans les gazettes que j’ai les grandes entrées, et qu’après dîner je compose des cantiques et des romances.

Ma vie n’a pas ce brillant ; je n’ai pas la moindre cour à faire, pas même au maître de la maison, et ce n’est pas à des cantiques que je travaille. Je suis logé commodément dans un beau palais ; j’ai auprès de moi deux ou trois impies avec lesquels je dîne régulièrement et plus sobrement qu’un dévot. Quand je me porte bien, je soupe avec le roi, et la conversation ne roule ni sur les tracasseries particulières, ni sur les inutilités générales, mais sur le bon goût, sur tous les arts, sur la vraie philosophie, sur le moyen d’être heureux, sur celui de discerner le vrai d’avec le faux, sur la liberté de penser, sur les vérités que Locke enseigne et que la Sorbonne ignore, sur le secret de mettre la paix hors d’un royaume par des billets de confession. Enfin, depuis plus de deux ans que je suis dans ce qu’on croit une cour, et qui n’est en effet qu’une retraite de philosophes, il n’y a point eu de jour où je n’aie trouvé à m’instruire.

Jamais on n’a mené une vie plus convenable à un malade : car, n’ayant aucunes visites à faire, aucuns devoirs à rendre, j’ai tout mon temps à moi, et on ne peut pas souffrir plus à son aise. Je jouis de la tranquillité et de la liberté que vous goûtez où vous êtes. Cela vaut bien les orages ridicules que j’ai essuyés à Paris.

M. le président Hénault m’écrit quelquefois ; mais M. le comte d’Argenson, comme de raison, m’a totalement oublié. S’il s’était un peu souvenu de moi, lorsqu’il eut le ministère de Paris, peut-être n’aurais-je pas l’espèce de bonheur qu’on m’a enfin procuré. Cependant on aime toujours sa patrie, malgré qu’on en ait ; on parle toujours de l’infidèle avec plaisir.

Je vous rends un compte exact de mon âme, et vous pouvez me donner un billet de confession quand vous voudrez ; mais il faudra aussi vous confesser à moi, me dire comment vous vous portez, ce que vous faites pour votre santé et pour votre bonheur, quand vous comptez retourner à Paris, et comment vous prenez les choses de la vie.

Je compte vous envoyer incessamment une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, où vous trouverez un tiers de plus tout plein de vérités singulières.

Je me suis un peu donné carrière sur les articles des écrivains. J’ai usé de toute la liberté que prenait Bayle ; j’ai tâché seulement de resserrer ce qu’il étendait trop. Vous verrez deux morceaux[2] singuliers de la main de Louis XIV. C’était, avec ses défauts, un grand roi, et son siècle est un très-grand siècle. Mais n’avons-nous pas aujourd’hui la Duchapt[3] ?

Portez-vous bien, madame, et souvenez-vous du plus attaché et du plus sensible de vos serviteurs.

  1. Mme du Deffant était alors en Bourgogne, dans un château où elle fit connaissance avec Mme de L’Espinasse, qui l’accompagna à Paris en 1754, lorsqu’elles s’établirent ensemble dans la communauté de Saint-Joseph.
  2. Voyez la lettre 2367.
  3. Marchande de modes, célèbre alors à Paris. (K.)