Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2407

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 465-466).

2407. — À MADAME DENIS.
Potsdam, le 19 août.

L’abbé de Prades est enfin arrivé à Potsdam, du fond de la Hollande où il était réfugié. Nous l’avons bien servi[1], le marquis d’Argens et moi, en préparant les voies. C’est, je crois, la seule fois que j’aie été habile. Je me remercie d’avoir servi un pareil mécréant. C’est, je vous jure, le plus drôle d’hérésiarque qui ait jamais été excommunié. Il est gai, il est aimable ; il supporte en riant sa mauvaise fortune. Si les Arius, les Jean Huss, les Luther, et les Calvin, avaient été de cette humeur-là, les Pères des conciles, au lieu de vouloir les ardre[2], se seraient pris par la main, et auraient dansé en rond avec eux.

Je ne vois pas pourquoi on voulait le lapider à Paris ; apparemment qu’on ne le connaissait pas. La condamnation de sa Thèse, et le déchaînement contre lui, sont au rang des absurdités scolastiques. On l’a condamné comme voulant soutenir le système de Hobbes, et c’est précisément le système de Hobbes qu’il réfute en termes exprès. Sa Thèse était le précis d’un livre de piété qu’il voulait bonnement dédier à l’évêque de Mirepoix. Il a été tout ébahi d’être honni à la fois comme déiste et comme athée. Les consciences tendres qui l’ont persécuté ne sont pas grandes logiciennes ; elles auraient pu considérer qu’athée est le contraire de déiste ; mais, quand il s’agit de perdre un homme, les bonnes gens n’y regardent pas de si près.

Il fait une Apologie, et veut l’envoyer au pape, qui est, dit-on, aussi gai que lui, et qui sûrement ne la lira pas. Je crois qu’il sera lecteur du roi de Prusse, et qu’il succédera, dans ce grave poste, au grave La Mettrie. En attendant, je le loge comme je peux.

Il est fort triste qu’on nous ait volé notre Rome sauvée, et qu’on l’ait si horriblement imprimée. Vous n’avez pas voulu me croire, ma chère enfant. Ne mariez pas votre fille ; elle se mariera sans vous.

Mille remerciements, je vous en prie, à M. de Chauvelin[3], des bons avis qu’il m’a donnés pour la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV ; mais je vous demande très-humblement pardon sur la Dîme royale[4] et chimérique du maréchal de Vauban : elle n’est bonne que pour les curés dont parle M. de Chauvelin. Pourquoi ? c’est que M. le curé peut faire aisément ramasser par sa servante les dîmes de blé et de pommes qu’on lui doit, et il boit son vin tranquillement avec sa nièce ; mais il faudrait que le roi eût des décimeurs à gages dans chaque village, qu’il fît bâtir des greniers dans chaque élection, et qu’ensuite il vendît son grain et son vin. Il serait volé deux ou trois fois avant d’avoir vendu une mesure, et ressemblerait au diable de Papefîguière[5], dont on se moqua quand il alla vendre ses feuilles de rave au marché. Proposez à M. de Chauvelin cette petite difficulté.

Adieu ; vous n’en aurez pas davantage de moi aujourd’hui.

  1. D’Alembert avait prié Mme Denis d’écrire à Voltaire en faveur de l’abbé de Prades.
  2. Vieux mot qui signifie brûler.
  3. L’abbé de Chauvelin.
  4. Voyez tome XXI, page 328.
  5. Rabelais, Pantagruel, IV, 46 et 47 ; et Contes de La Fontaine, livre IV.