Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2400

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 454-456).

2400. — À M. LE PRÉSIDENT HENAULT.
À Potsdam, le 25 juillet.

Je suis aussi charmé de votre lettre, mon cher et illustre confrère, que je suis affligé de cette édition de Lyon. Je souhaitais qu’on imprimât le Siècle de Louis XIV, mais corrigé, mais digne de la nation et de vous.

Tout le monde ne m’a pas fait attendre ses faveurs comme M. le maréchal de Noailles. J’ai reçu des instructions de toute espèce, et j’ai travaillé à les mettre en œuvre. Il fallait absolument montrer au public cette première esquisse faite à Berlin, pour réveiller l’assoupissement où sont la plupart de vos sybarites de Paris, sur ce qui regarde la gloire de la France et leurs propres familles.

J’ai lieu de me flatter que la nouvelle édition à laquelle on travaille méritera l’attention et les suffrages des esprits bien faits qui aiment la vérité. Mais je vous répéterai qu’il ne faut écrire l’histoire de France que quand on n’en est plus l’historiographe ; qu’il faut amasser ses matériaux à Paris, et bâtir l’édifice à Potsdam. J’espère en vos bontés quand mon édition sera faite. Avec le philosophe roi auprès duquel j’ai le bonheur de vivre, et un ami tel que vous à Paris, je n’ai que des événements favorables à attendre.

L’édition infidèle de Rome sauvée me fait encore plus de peine que celle du Siècle faite à Lyon. Je n’ai d’enfants que mes pauvres ouvrages, et je suis fâché de les voir mutiler si impitoyablement. C’est un des malheureux effets de mon absence, mais cette absence était indispensable. Le sort d’un homme de lettres et le triste honneur d’être célèbre à Paris sont environnés de trop de désagréments. Trop d’avilissement est attaché à cet état équivoque, qui n’est d’aucune condition, et qui, avili aux yeux de ceux qui ont un établissement, est exposé à l’envie de ceux qui n’en ont pas.

J’ai été si fatigué des désagréments qui déshonorent les lettres que, pour me dépiquer, je me suis avisé de faire ce que la canaille appelle une grande fortune[1]. Je me suis procuré beaucoup de bien, tous les honneurs qui peuvent me convenir, le repos et la liberté ; le tout avec la société d’un roi qui est assurément un homme unique dans son espèce, au-dessus de tous les préjugés, même de ceux de la royauté. Voilà le port où m’ont conduit les orages qui m’ont désolé si longtemps. Mon bonheur durera autant qu’il plaira à Dieu.

J’avoue que le vôtre est d’une espèce plus flatteuse. Vous régnez, et je suis auprès d’un roi ; aussi je vous mets dans le premier rang des heureux, et moi dans le second. Mais j’ai peur que la jeunesse et la santé ne soient un état infiniment au-dessus du nôtre. Comment faire ? Consolons-nous comme nous pourrons dans nos royaumes de passage.

Vous avez tort, mon cher et illustre confrère, de tant haïr les ouvrages médiocres ; vous n’en aurez guère d’autres à Paris. Le temps de la décadence est venu. Le xvie siècle était grossier, le dernier siècle a amené les talents, celui-ci a de l’esprit. Si par hasard il y avait quelqu’un aujourd’hui qui eût du génie, il faudrait le bien traiter.

Je vous supplie de faire souvenir de moi M. d’Argenson ; il ne doit pas oublier qu’il y a plus de quarante ans que je lui suis attaché. Le ministre peut l’oublier, mais l’homme doit s’en souvenir.

Je dicte tout ce que j’écris là, parce que je ne me porte pas trop bien. Je pense tout ce que je vous dis, mais-je ne vous dis pas la moitié de ce que je pense. Si je m’étendais sur mes sentiments pour vous, sur mon estime, sur mon attachement, je serais plus diffus que tous vos académiciens.

Adieu, monsieur ; si vous voyez M. le maréchal de Noailles, donnez-lui un petit coup d’aiguillon ; le Siècle et moi nous vous serons bien obligés.

  1. Voyez la lettre du 12 mars 1754.