Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2395
Mon cher frère, vous êtes plus heureux que vous ne pensez. M. Delaleu[1], voyant que Mme d’Argens n’est pas loin de sa trentième année, a présenté un mémoire pour la faire insérer dans la classe de ceux qui ont trente ans passés ; il l’a obtenu. Mais, comme cette opération a pris du temps, vous y perdez cinq mois d’arrérages que vous sacrifierez volontiers. Vous aurez votre contrat dans un mois.
Mais, frère, dans le temps que je fais vos affaires temporelles, vous mettez mes affaires spirituelles, celles de mon cœur, dans un cruel état. Comment avez-vous pu vous fâcher d’une plaisanterie innocente sur Haller[2] ? en quoi cette plaisanterie pouvait-elle vous regarder ? était-ce de vous qu’on pouvait rire ? peut-il vous entrer dans la tête que j’aie voulu vous déplaire ? Songez avec quelle dureté, quelle mauvaise humeur, et de quel ton, vous avez dit et répété qu’il y avait des gens qui craindraient de perdre trois mille écus ; songez que vous me reprochiez, à table, avec véhémence, d’aimer ma pension, dans le temps même que j’offrais de sacrifier mille écus pour travailler avec vous. Le roi a bien senti la dureté et la hauteur avec laquelle vous parliez. Je vous jure que je n’en ai pas été blessé ; mais je vous conjure d’être plus juste, plus indulgent avec un homme qui vous aime, qui ne peut jamais avoir envie de vous déplaire, et dont vous faites la consolation. Au nom de l’amitié, soyez moins épineux dans la société : c’est la douceur des mœurs, la facilité qui en fait le charme. N’attristez plus votre frère ; la vie a tant d’amertume qu’il ne faut pas que ceux qui peuvent l’adoucir y versent du poison. L’humeur est de tous les poisons le plus amer. Les fripons sont emmiellés. Faut-il que les honnêtes gens soient difficiles ?
Pardonnez mes plaintes ; elles partent d’un cœur tendre qui est à vous.