Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2393

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 446-448).

2393. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
À Sans-Souci, le 15 juillet.

Sans-Souci est le contraire de la plupart des grands ; il est fort au-dessus de son nom. C’est de ce séjour magnifique et délicieux, où je suis logé comme un sybarite, où je vis comme un philosophe, et où je souffre comme un damné la moitié du jour, selon ma triste coutume, que je vous écris, mon cher Catilina. Je voudrais bien que vous eussiez le Duché de Foix pour deux ou trois heures seulement. Comptez que je n’étais point un perfide quand je promettais de trois mois en trois mois de venir revoir à Paris des amis que j’aimerai toute ma vie, et auxquels je pense toujours, Rome, Louis XIV, et le roi de Prusse, voilà trois grands noms que je cite, et voilà mes raisons. Je suis dans la nécessité de corriger les feuilles de la nouvelle édition qu’on fait, à Leipsick, du Siècle de Louis XIV. Il y a pas moyen de laisser cette entreprise imparfaite. Je ne pouvais imprimer à Paris un livre où je dis la vérité ; il fallait absolument ériger ce petit monument à la gloire de ma patrie en me tenant éloigne d’elle. Je ne pouvais venir quand on jouait Rome sauvée ; comment m’exposer au ridicule d’être sifflé, ou à celui d’avoir l’air de venir pour être applaudi ? Enfin comment quitter un roi qui me comble de bontés, un roi qui, beaucoup plus jeune que moi, m’apprend à être philosophe ; et comment le quitter, surtout dans le temps que la plupart des philosophes qu’il a rassemblés autour de lui demandaient des congés, les uns pour leur santé, les autres pour leur plaisir ? La reconnaissance et la bienséance m’ont retenu. Vous dirai-je encore qu’il est assez sage de se tenir quelque temps éloigné de l’envie des gens de lettres et des persécutions de certains fanatiques ; qu’il y a des temps où une absence honorable est nécessaire ; et que


Virtutem incolumem odimus,
Sublatam ex oculis quærimus, invidi
 ?

(Hor., lib. III, od. xxiv, v. 31-32.)

Si vous voulez considérer ma situation, mes occupations, vous verrez, mon cher marquis, que je n’ai pas tort. Je viendrai vous voir sans doute ; mais laissez-moi achever l’édition du Siècle de Louis XIV, à laquelle je fais chaque jour des changements considérables.

La Coquette me tourne la tête ; je suis entre la crainte et l’espérance. Les choses charmantes dont elle est pleine me remplissent d’admiration. Je suis tout glorieux d’avoir une nièce qui soit un génie. Mais le parterre, les cabales, les comédiens, et peut-être le peu d’unité, le manque d’un dessein arrêté, et, par conséquent, le défaut d’intérêt qui pourrait en résulter, me font trembler, et m’empêchent de dormir. Que deviendra Mme Denis, et que fera-t-elle, si une pièce, dont deux pages valent mieux que beaucoup de comédies qui ont réussi, ne réussit pourtant pas ? Les hommes sont-ils assez justes pour sentir tout le mérite d’un tel ouvrage, s’il n’avait qu’un succès médiocre ? Pour moi, il me semble que j’aurais bien du respect pour l’auteur, quand même il aurait échoué. Est-ce que je m’aveugle ? Comparez une scène de la Coquette avec des ouvrages que je ne nomme pas, qui ont été si applaudis, et que je n’ai jamais pu lire ; comparez, et jugez. Mais il y avait un faux intérêt dans ces pièces, un air d’intrigue qui les a soutenues, soit ; mais je soutiendrai toujours qu’il y a cent fois plus de mérite à avoir fait la Coquette. Je sais bien que le mérite ne suffit pas, qu’il faut un mérite de théâtre, un mérite à la mode ; aussi je tremble, et je me tais.

Pour Amélie, cousine qui a le germain sur la Coquette, et qui n’a que cette supériorité, vous en ferez ce qui vous plaira, mes seigneurs et maîtres, et voici, en attendant, quelques légers changements que vous trouverez dans la page ci-jointe. Mais ne vous flattez pas que je puisse fourrer vingt vers de tendresse dans une scène où les deux amants sont d’accord : cela n’est bon que quand on se querelle. Vous aurez beau me dire, comme milord Peterborough à Mlle Lecouvreur : « Allons, qu’on me montre beaucoup d’amour et beaucoup d’esprit ; » il n’y aurait que de l’amour et de l’esprit perdu dans une scène qui n’est que d’exposition, qui n’est que préparatoire, et où les deux parties sont du même avis. Il ne faut jamais prétendre à mettre dans les choses ce que la nature n’y met pas. Voilà une étrange maxime ; mais, en fait d’arts, elle est vraie. Ce serait encore du temps perdu de faire la généalogie d’Amélie ; elle descend de seigneurs du pays fidèles à leurs rois ; elle le dit : c’en est assez. Le reste serait une longueur inutile. Il s’agit d’un temps où l’on ne connaît personne ; c’est là qu’il faut éviter tout détail étranger à l’action. En voilà trop sur ce pauvre ouvrage, qui ne vaudra qu’autant que vous le ferez valoir. Je vous en laisse absolument le maître, et je vous renouvelle les assurances du plus tendre attachement.