Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2383

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 431-433).

2383. — AU RÉDACTEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE IMPARTIALE[1].
Potsdam, le 5 juin 1752.

Monsieur, on vient d’imprimer, je ne sais où, sous le titre de Londres, un certain Micromégas[2] ; passe que cette ancienne plaisanterie amuse qui voudra s’en amuser ; mais on y a ajouté une Histoire des Croisades, et puis un Plan de l’histoire de l’esprit humain. Celui qui a imprimé ces rognures n’a pas apparemment grande part aux progrès que l’esprit humain a faits. Premièrement, les fautes d’impression sont sans nombre, et le sens est altéré à chaque page. Secondement, il y a plusieurs chapitres d’oubliés. Troisièmement, comment l’éditeur ne s’est-il pas aperçu que tout cela était le commencement d’une Histoire universelle depuis Charlemagne, et que le morceau des Croisades entrait nécessairement dans cette histoire ?

Il y a quinze ans que je formai ce plan d’histoire pour ma propre instruction, moins dans l’intention de me faire une chronologie que de suivre l’esprit de chaque siècle. Je me proposais de m’instruire des mœurs des hommes, plutôt que des naissances, des mariages, et des pompes funèbres des rois. Le Siècle de Louis XIV terminait l’ouvrage. J’ai perdu dans mes voyages tout ce qui regarde l’histoire générale depuis Philippe second et ses contemporains jusqu’à Louis XV, et toute la partie qui concernait le progrès des arts depuis Charlemagne et Aaron Raschild ; c’est surtout cette partie que je regrette. L’histoire moderne est assez connue, mais j’avais traduit en vers avec soin de grands passages du poëte persan Sadi, du Dante, de Pétrarque ; et j’avais fait beaucoup de recherches assez curieuses dont je regrette beaucoup la perte. Vous me direz : Est-ce que vous entendez le persan pour traduire Sadi ? Je vous jure, monsieur, que je n’entends pas un mot de persan ; mais j’ai traduit Sadi, comme Lamotte avait traduit Homère.

Comme je n’ai jamais compté surcharger le public de cette histoire universelle, je la gardais dans mon cabinet. Les auteurs du Mercure de France me prièrent de leur en donner des morceaux pour figurer dans leur journal. Je leur abandonnai quelques chapitres dont les examinateurs retranchèrent pieusement tout ce qui regardait l’Église et les papes ; apparemment que ces examinateurs voulurent avoir des bénéfices en cour de Rome. Pour moi, qui suis très-content de mes bénéfices en cour de Prusse, j’ai été un peu plus hardi que messieurs du Mercure. Enfin ils ont imprimé pièce à pièce beaucoup de morceaux tronqués de cette histoire. Un éditeur inconnu vient de les rassembler. Il aurait mieux fait de me demander mon avis ; mais c’est ce qu’on ne fait jamais. On vous imprime sans vous consulter, et on se sert de votre nom pour gagner un peu d’argent, en vous ôtant un peu de réputation. On se presse, par exemple, de faire de nouvelles éditions du Siècle de Louis XIV, et de le traduire sans me demander si je n’ai rien à corriger, à ajouter. Je suis bien aise d’avertir que j’ai été obligé de corriger et d’augmenter beaucoup. J’avais apporté, à la vérité, à Potsdam de fort bons mémoires que j’avais amassés à Paris pendant vingt ans ; mais j’en ai reçu de nouveaux depuis que l’ouvrage est public. Je m’étais trompé d’ailleurs sur quelques faits. Je n’étais pas entré dans d’assez grands détails dans le Catalogue raisonné des gens de lettres et des artistes. J’avais omis plus de quarante articles ; je n’avais pas pensé à faire une liste raisonnée des généraux ; enfin l’ouvrage est augmenté du tiers. Il ne faut jamais regarder la première édition d’une telle histoire que comme un essai. Voici ce qui arrive ; le fils, le petit-fils d’un ambassadeur, d’un général, lisent votre livre. Ils vont consulter les mémoires manuscrits de leur grand-père ; ils y trouvent des particularités intéressantes, ils vous en font part ; et vous n’auriez jamais connu ces anecdotes si vous n’aviez donné un essai qui se fait lire, et qui invite ceux qui sont instruits à vous donner des lumières. J’en ai reçu beaucoup, et j’en fais usage dans la seconde édition que je fais imprimer. Voilà, monsieur, ce qu’il est bon de faire connaître à ceux qui lisent. Le nombre en est assez grand, et le nombre des auteurs, moi-même compris, beaucoup trop grand.

Je vous prie de faire imprimer cette lettre dans votre journal, afin d’instruire les lecteurs, et afin que si quelque homme charitable a des nouvelles de la partie de l’Histoire universelle que j’ai perdue, il m’en fasse au moins faire une copie.

J’ai l’honneur d’être passionnément, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.


Voltaire.

  1. C’était Formey.
  2. Voyez tome XXIV, page 32.