Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2348

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 388-390).

2348. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
Potsdam, ce 14 mars.

Me trouvant un peu indisposé, monsieur, au départ de la poste, je suis privé de la satisfaction de vous écrire de ma main ; mais, quoique le caractère soit étranger, vous reconnaîtrez aisément les sentiments de mon cœur et ma tendre reconnaissance pour toutes vos bontés. Je ne sais pas trop si le cardinal de Fleury, les malheurs de la Bohême, ceux du piince Edouard, Fontenoy, Berg-op-Zoom, Gênes, et l’amiral Anson[1], me laisseront le temps de travailler à ce que vous savez[2]. Cette complication et ce fracas de tant d’intérêts divers, de tant de desseins avortés, de tant de calamités et de succès ; ce gros nuage et cette tempête qui ont grondé huit ans sur l’Europe ; tout cela est au moins aussi difficile à éclaircir et à rendre intéressant qu’une scène de tragédie. Je m’occupe uniquement de la gloire de Louis XV, après avoir mis Louis XIV dans son cadre. Il me paraît que je mériterais assez une charge de trompette des rois de France. J’ai sonné à m’époumonner pour Henri IV, Louis XIV, et Louis XV, et je n’en ai qu’une fluxion de poitrine sur les bords de la Sprée. Il est assez plaisant que je fasse mon métier d’historiographe avec tant de constance, quand je n’ai plus l’honneur de l’être. Je me suis déjà comparé aux prêtres jansénistes qui ne disent volontiers la messe que quand ils sont interdits.

J’ai été tout étonné du reproche que vous me faites d’avoir oublié les pilules pour Mme la maréchale de Villars ; vous ne m’avez jamais parlé de pilules, que je sache. Je n’oublierai pas plus madame la maréchale, quand il s’agit de sa santé, que je n’ai oublié son mari, lorsqu’il s’est agi de la gloire de la France, dans le Siècle de Louis XIV.

Je viens d’envoyer chez l’apothicaire du roi, qui m’a donné les cent dernières pilules faites par Stahl lui-même, et je les envoie à ma nièce par un secrétaire[3] de Sa Majesté, qui part pour Paris. Si madame la maréchale en veut davantage, j’en ai laissé chez moi une boîte que le roi de Prusse m’avait envoyée il y a trois ans. Ma nièce la trouvera aisément dans mon appartement, et on peut y prendre de quoi purger toute la rue de Grenelle ; mais je vous avertis que ces pilules ne sont pas meilleures que celles de Geoffroi[4]. Elles ont d’ailleurs peu de réputation à la cour où je suis. Vous voyez, monsieur, par ce grand exemple de Stahl[5] et par le mien que personne n’est prophète dans son pays[6]. Pour moi, ne pouvant être prophète, je me suis réduit à être simple historien. Je vous supplie de présenter mes respects à madame la maréchale et à M. le duc de Villars, Je n’oublierai jamais leurs bontés. Vous ne doutez pas de l’envie extrême que j’ai de vous revoir ; mais il est bien difficile de quitter un roi philosophe qui pense en tout comme moi, et qui fait le bonheur de ma vie. Les honneurs ne sont rien ; c’est tout au plus un hochet avec lequel il est honteux de jouer, surtout lorsqu’on se mêle de penser. Mais être libre auprès d’un grand roi, cultiver les lettres dans le plus grand repos, et avoir presque tous les jours le bonheur d’entendre un souverain qui se fait homme, c’est une félicité assez rare. Il ne me manque que la félicité de voir ma nièce et des amis tels que vous. Je vous embrasse tendrement, et vous aime de tout mon cœur.

  1. Allusion aux principaux morceaux de l’Histoire de la guerre de 1741, insérés plus tard dans le Précis du Siècle de Louis XV.
  2. Amélie, ou le Duc de Foix.
  3. Darget.
  4. Geoffroi (Matthieu-François), apothicaire, père du médecin Étienne-François et du naturaliste Claude-Joseph.
  5. Stahl (George-Ernest), né en 1660, mort en 1734.
  6. Luc. iv, 24.