Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2337

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 377-378).

2337. — À M. DE FORMONT.
À Berlin, le 25 février.

Je suis à peu près, monsieur[1], comme Mme du Deffant ; je ne peux guère écrire, mais je dicte avec une grande consolation les expressions de ma reconnaissance pour votre souvenir. Comptez que vous et Mme du Deffant vous êtes au premier rang des personnes que je regrette, comme de celles dont le suffrage m’est le plus précieux. Je vous aurais déjà envoyé le Siècle de Louis XIV, si je n’étais occupé à corriger quelques fautes dans lesquelles il n’est pas étonnant que je sois tombé, écrivant à quatre cents lieues de Paris, et n’ayant presque d’autre secours que mon portefeuille et ma mémoire. M. Le Bailli m’est venu voir aujourd’hui. Vous avez là un très-aimable neveu, et qui réussira dans la carrière[2] qu’il a sagement entreprise. Il dit que vous avez acheté une jolie terre auprès de Rouen ; j’en regretterai moins Paris, si vous habitez votre Normandie ; mais comment pourrez-vous quitter Mme du Deffant, dans l’état où elle est[3] ?

J’ai vu les Mémoires[4] sur les Mœurs du xviiie siècle. Ils sont d’un homme qui est en place[5] et qui par là est supérieur à sa matière. Il laisse faire la grosse besogne aux pauvres diables qui ne sont plus en charge, et qui n’ont d’autre ressource que celle de bien faire. Il faut que je tâche de me sauver par la prose, puisqu’il se pourrait bien faire, à l’heure que je vous parle, que j’aie été sifflé en vers à Paris. Il me semble que Cicéron était plus fait pour la tribune aux harangues que pour notre théâtre. Crébillon m’a d’ailleurs enlevé la fleur de la nouveauté. Je n’ai ni prêtre maq…, ni catin déguisée en homme, ni ce style coulant et enchanteur qui fit réussir sa pièce ; je dois trembler. Je vous prie de ne pas m’en aimer moins, en cas que je sois sifflé[6]. L’excommunication du parterre ne doit pas me priver de votre communion ; et, quand je serais condamné par la Sorbonne, avec l’abbé de Prades[7], je compterais encore sur vos bontés. Adieu, monsieur ; soyez persuadé que je ne vous oublierai jamais. Présentez à Mme du Deffant mes plus tendres respects, je vous en prie. Vous me feriez grand plaisir, si vous vouliez me mander sincèrement ce que vous pensez de Rome sauvée. Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. La dernière lettre de Voltaire à Formont était du 10 août 1741, et sur un tout autre ton. La liaison de Formont avec Mme du Deffanr fut peut-être la cause du refroidissement entre les deux amis. (B.)
  2. Le Bailli, gentilhomme ordinaire du roi, comme Voltaire, remplissait les fonctions de Tyrconnell à la cour de Prusse, depuis la maladie de ce ministre plénipotentiaire. (Cl.)
  3. Mme du Deffant, alors âgée d’environ cinquante-cinq ans, était menacée de devenir aveugle, et elle perdit entièrement la vue vers la fin de 1754.
  4. Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs du xviiie siècle, 1751, in-12.
  5. Duclos, qui avait succédé à Voltaire comme historiographe de France.
  6. La veille du jour où Voltaire écrivit cette lettre à Formont, Rome sauvée avait été jouée avec succès ; voyez la note 4 de la page précédente.
  7. La Thèse de cet abbé ayant été condamnée, le 15 décembre 1751, il se réfugia d’abord en Hollande, et ensuite en Prusse, où il devint lecteur de Frédéric, à la recommandation de Voltaire. (Cl.)