Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2326

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 366-367).
2326. — À M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT.
À Berlin, le 28 janvier.

Je vous dois de nouveaux remerciements, mon cher et illustre confrère, et c’est à vous que je dois dédier le Siècle de Louis XIV, si on en fait en France une édition qui aille la tête levée. J’ai envoyé à Paris le premier tome corrigé selon vos vues. Je me flatte qu’on ne s’opposera pas à l’impression d’un ouvrage qui est, autant que je l’ai pu, l’éloge de la patrie, et qui va inonder l’Europe.

Je suis bien étonné de l’apparence d’ironie que vous trouvez dans ce premier tome ; j’ai voulu n’y mettre que de la philosophie et de la vérité, j’ai voulu passer légèrement sur ce fatras de détails de guerres, qui, dans leur temps, causent tant de malheurs et tant d’attention et qui, au bout d’un siècle, ne causent que de l’ennui. J’ai même fini ainsi ce premier tome : « Voilà le précis, peut-être encore trop long, des plus importants événements de ce siècle ; ces grandes choses paraîtront petites un jour, quand elles seront confondues dans la multitude immense des révolutions qui bouleversent le monde, et il n’en resterait alors qu’un faible souvenir, si les arts perfectionnés ne répandaient sur ce siècle une gloire unique qui ne périra jamais[1]. »

Vous voyez par là que mon second tome est mon principal objet, et cet objet aurait été bien mieux rempli si j’avais travaillé en France. Les bontés d’un grand roi et l’acharnement de mes ennemis m’ont privé de cette ressource. Je vous supplie, monsieur, d’ajouter à toutes vos bontés celle de dire à M. d’Argenson[2] que je compte sur les siennes. On m’a dit qu’il a été mécontent d’un parallèle entre Louis XIV et le roi Guillaume.

Il est vrai que malheureusement on a omis dans l’impression le trait principal qui donne tout l’avantage au roi de France. Le voici :

[3]« Ceux qui estiment plus un roi de France qui sait donner l’Espagne à son petit-fils qu’un gendre qui détrône son beau-père ; ceux qui admirent davantage le protecteur que le persécuteur du roi Jacques, ceux-là donneront la préférence à Louis XIV. »

D’ailleurs, M. d’Argenson ne peut ignorer que Louis XIV et Guillaume ont toujours été deux objets de comparaison dans l’Europe. Il ignore encore moins que l’histoire ne doit point être un fade panégyrique ; et, s’il a eu le temps de lire le livre, il a pu s’apercevoir que, sans m’écarter de la vérité, j’ai loué, autant que je l’ai pu, et autant que je l’ai dû, la nation et ceux qui l’ont bien servie. L’article de son père[4] n’a pas dû lui déplaire.

Enfin, monsieur, j’ai prétendu ériger un monument à la vérité et à la patrie, et j’espère qu’on ne prendra pas les pierres de cet édifice pour me lapider. Je me flatte encore que vous ne vous bornerez pas au service de m’avoir éclairé. Je voudrais que la postérité sût que l’homme du royaume le plus capable de me donner des lumières a été celui dont j’ai reçu le plus de marques de bonté.

Je vous supplie de ne me pas oublier auprès de du Mme Deffant, et de me conserver une amitié qui fait ma gloire et ma consolation.

P. S. J’avais toujours ouï dire que le prince de Condé était mort à Chantilly[5] de sa maladie de courtisan prise à Fontainebleau. Je n’ai point ici de livres ; si vous me trompez, je mets cela sur votre conscience.

À propos, je suis bien malade ; si je meurs, dites, je vous en prie, comme frère Jean[6] : J’y perds un bon ami.

  1. L’auteur a reporté cet alinéa, toutefois avec des changements, à la fin de son chapitre xxxiii ; voyez tome XIV, page 558.
  2. Le comte d’Argenson.
  3. Cet alinéa n’était pas en effet dans la première édition, et termine aujourd’hui le chapitre xvii ; voyez tome XIV, page 343.
  4. Voyez tome XIV, page 503.
  5. Voyez tome XIV, page 465.
  6. Rabelais, Pantagruel, livre IV, chap. xx.