Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2321

Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 361-362).

2321. — À MADAME DENIS.
À Berlin, le 18 janvier.

Nous avons perdu, au commencement de l’année, ce comte de Rottembourg qui voulait que vous vinssiez faire un petit tour à Berlin avec madame sa femme ; je ne sais si elle y viendra disputer son douaire. Il est mort à l’âge d’environ quarante ans. On dit toujours, quand on voit de ces morts prématurées, que la vie est un songe ; que les hommes ne sont que des ombres passagères ; qu’il ne faut pas compter sur un moment. On le dit ; et puis ou agit, on fait des projets comme si on était immortel. Je ne suis pas sûr du lendemain ; pourquoi ne suis-je donc pas aujourd’hui auprès de vous ? J’aurai retiré mes fonds avant que l’édition de Dresde soit finie, et alors je retirerai ma personne.

Nous avons su, après la mort du comte de Rottembourg, qu’il ne nous épargnait pas toujours dans les petites conférences qu’il avait avec Sa Majesté. C’est là l’étiquette des cours ; on y dit du mal de son prochain aux rois, quand ce ne serait que pour les amuser. Je vois que tout le monde est courtisan. Un valet de chambre du comte de Rottembourg a bien assuré le roi qu’il n’était point entré de prêtres chez son maître, et que ceux qui disaient le contraire étaient des calomniateurs qui voulaient faire tort à sa mémoire.

Je me tâte pour savoir si je suis en vie ; cet hiver m’est encore plus fatal que le précédent. On n’a pourtant chaud en hiver que dans les pays froids. Vos petites cheminées de Paris, où l’on se rôtit les jambes pour avoir le dos gelé, ne valent pas nos poêles. Il semble qu’on ne se doute pas en France, pendant l’été, qu’il y a quatre saisons, et que l’hiver en est une. On dit que c’est bien pis en Italie : les maisons n’y sont faites que pour respirer le frais, et quand les gelées viennent, toute la nation grelotte.

C’est une chose plaisante de voir ici les courtisans monter l’escalier avec un grand manteau doublé de peaux de loup ou de renard, et très-souvent la fourrure en dehors. Cette procession fourrée m’étonne toujours, tandis que les dames vont les bras nus, la gorge découverte, et l’amplitude bouffante du panier ouverte à tous les vents. Je maintiens que les femmes ont plus de courage que les hommes, ou qu’elles ont plus de chaleur naturelle. Moi, qui en ai fort peu, je reste chez moi à mon ordinaire.

Ce qu’on vous a dit contre l’orthographe du Siècle de Louis XIV ne me convertira pas. Je suis toujours pour qu’on écrive comme on parle ; cette méthode serait bien plus facile pour les étrangers. Comment est-ce qu’un palatin de Pologne distinguerait François Ier, ou saint François, d’avec un Français ? Ne se croira-t-il pas en droit de prononcer il oit, il croyoit ? au lieu de dire il voyait, il croyait ? Nous avons conservé l’habitude barbare d’écrire avec un o ce qu’on prononce avec un a ; pourquoi ? parce qu’on prononçait durement tous ces o autrefois ; parce que voyoit, lisoit, rimait avec exploit. Nous avons adouci la prononciation, il faut donc adoucir aussi l’orthographe, afin que tout soit d’une même parure.

Pardon de la dissertation. Je suis bien heureux qu’on ne me fasse que ces chicanes. Je vous embrasse de tout mon cœur.