Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2287

Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 328-330).

2287. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.

Vous voyez ce qu’il m’en coûte pour trouver grâce devant vous. J’ai déjà envoyé à Mme Denis trois feuilles du Siècle de Louis XIV. Je ne crois pas qu’elles réussissent auprès d’un certain homme[1] de beaucoup d’esprit, à qui j’ai grande envie de plaire. Louis XIV est sa bête, et il me semble que j’en ai fait un bien grand homme dans l’administration intérieure de son État. Je ne crois pas d’ailleurs qu’on puisse m’accuser d’avoir élevé le siècle passé aux dépens du siècle présent ; mais enfin quiconque écrit, et surtout sur des matières aussi délicates, a tout à craindre. Vous savez qu’on s’avisa de saisir le premier chapitre de cette histoire, quand je le donnai pour essayer le goût du public. Il n’y a peut-être jamais eu de persécution si injuste et si ridicule ; c’est aujourd’hui ce même chapitre qui a donné, j’ose le dire, à toute l’Europe l’envie de voir le reste. J’ai réfléchi trop tard sur l’acharnement de l’envie qui voulait exterminer un citoyen parce qu’il est le seul qui ait donné à sa patrie un poëme épique, et qu’il a réussi dans d’autres ouvrages qui ont plu à cette même patrie ? Et cette lâche envie ne se borne pas aux gens de lettres, elle s’étend aux plus indifférents. Le Français est de tous les peuples celui qui se plaît le plus à écraser ceux qui le servent, en quelque genre que ce puisse être.

Vous savez tout ce que j’ai essuyé. Si j’étais resté plus longtemps à Paris, on m’y aurait fait mourir de chagrin. Certainement il n’y avait pour moi d’autre parti à prendre que de m’enfuir au plus vite. Ce parti est cruel pour un cœur aussi sensible à l’amitié que le mien ; mais comptez que j’ai bien fait de le prendre. Dieu veuille que les cabales ne subsistent plus, et qu’elles ne se déchaînent pas contre Rome sauvée et contre l’histoire du Siècle ! J’enverrai incessamment à Mme Denis le premier tome tout entier ; je vous donnerai encore Adélaïde toute refondue ; il n’était pas praticable de faire un parricide d’un prince du sang connu.


Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi.


J’ai transporté la scène dans des temps plus reculés, qui laissent un champ plus libre à l’invention. La peinture des maires du palais, et des Maures qui ravageaient alors la France, vaudra bien Charles VII et les Anglais. Du moins, mon cher ami, je répare autant que je peux mon absence par de fréquents hommages ; j’aurais moins travaillé à Paris.

Adieu ; je vous recommande Rome et mon Siècle. Votre amitié, votre zèle, et mon éloignement, font beaucoup. Je me flatte que vous engagerez fortement M. de Richelieu dans votre parti. Je n’ai plus le temps d’écrire à ma nièce, cet ordinaire ; la poste va partir ; montrez-lui ma lettre, qui est pour elle comme pour vous. Ma santé est bien mauvaise ; mais je travaillerai jusqu’au dernier moment à mériter votre amitié et votre suffrage. Je me recommande aux bontés de toute votre société. Je prie ma nièce de me faire réponse sur tous les petits articles qu’elle a peut-être oubliés en faveur de Rome et de la Mecque, qui l’occupent. Adieu, comptez que vous n’avez jamais été aimé si tendrement à Paris que vous l’êtes à trois cent lieues.

  1. L’abbé de Chauvelin.