Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2264

Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 304-305).

2264. — À MADAME DE FONTAINE.
Potsdam, le 17 août.

J’ai reçu assez tard votre lettre de Plombières, ma chère nièce : elle est du 17 juillet, et ne m’est parvenue qu’au bout d’un mois. Ou elle est mal datée, ou les postes de vos montagnes cornues[1] ne sont pas trop régulières. Ma réponse ira probablement vous trouver à Paris. Enfin vous vous êtes donc souvenue de votre déserteur, dans l’oisiveté du séjour des eaux. Elles me firent autrefois beaucoup de bien ; mais le cuisinier de M. de Richelieu me fit beaucoup de mal. Je me flatte que vous avez un meilleur régime que moi. Votre estomac est un peu fait sur le modèle du mien, mais soyez plus sage si vous pouvez. Pour moi, après avoir tâté des eaux froides, des eaux chaudes, et de toutes les espèces de bon et de mauvais régimes, après avoir passé par les mains des charlatans, des médecins, et des cuisiniers ; après avoir été malade à Berlin le dernier hiver, je me suis mis à souper, à dîner, et même à déjeuner : on dit que je m’en porte mieux, et que je suis rajeuni ; je sens bien qu’il n’en est rien ; mais j’ai vécu doucement six mois presque de suite avec mon roi, mangeant comme un diable, et prenant, ainsi que lui, un peu de rhubarbe en poudre de deux jours l’un. Si jamais vous en voulez faire autant, voilà mon secret, essayez-en : il est bon pour les rois et pour leurs chambellans, il sera peut-être bon pour vous ; mais je crains furieusement l’hiver pour vous et pour moi. Il me semble que c’est là notre plus dangereuse saison : elle serait pour moi la plus agréable si je la passais avec vous, mais je doute fort que je puisse vous embrasser l’hiver à Paris. J’ai quelques petites occupations de mon métier, que je crains qui ne me mènent plus loin que je ne voulais ; et si l’hiver commence avant que ma besogne soit finie, il n’y aura pas moyen de partir. Je n’ai pas, dans la cour où je suis, les consolations que vous avez à Paris ; je deviens bien vieux, mon cœur, mais il y a des fleurs et des fruits en tout temps. Je n’ai jamais joui d’une vie plus heureuse et plus tranquille. Figurez-vous un château admirable, où le maître me laisse une liberté entière, de beaux jardins, bonne chère, un peu de travail, de la société, et des soupers délicieux, avec un roi philosophe qui oublie ses cinq victoires et sa grandeur. Vous m’avouerez que je suis excusable d’avoir quitté Paris : cependant je ne me pardonne pas encore d’être si loin de vous et de ma famille. Il s’en est peu fallu que je n’aie été sur le point de faire un voyage à Paris. J’aurais passé par Strasbourg et par Lunéville, et je serais venu prendre les eaux avec vous à Plombières. Je suis obligé de différer longtemps mon voyage ; mais, si Dieu me donne vie, je compte bien vous embrasser au plus tard au printemps prochain.

  1. Expression employée par Voltaire dans son Épitre à Pallu, de 1729 ; voyez tome X, page 262.