Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2250

Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 289-291).

2250. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Potsdam, le 13 juillet.

Mon cher ange, vous avez donc suivi le conseil du meilleur général[1] qu’il y ait à présent en Europe ? Il n’y a point de poltronnerie à bien prendre son temps, et à attendre que le génie de Rome suscite un autre César que Drouin pour la sauver. Je me flatte d’ailleurs que des conjurés tels que vous en seront plus encouragés, quand je ferai des efforts pour leur fournir de meilleures armes. J’avais envoyé quelques légers changements ; mais ils étaient faits trop à la hâte, et trop insuffisants. Je crois toujours qu’il faut rendre Aurélie un peu plus complice de Catilina. Ce ne serait pas la peine de l’avoir épousé en secret pour ne pas prendre son parti. Il me semble qu’il y aura quelque nouveauté, et peut-être quelque beauté, à représenter Aurélie comme une femme qui voit le précipice et qui s’y jette. D’ailleurs je ne peux rien changer au fond de son rôle et de ses situations. La tragédie ne s’appelle point Aurélie ; le sujet est Rome, Cicéron, Caton, César. C’est beaucoup qu’une femme, parmi tous ces gens-là, ne soit pas une bégueule impertinente. Je sais bien, quand le parterre et les loges voient paraître une femme, qu’on s’attend à voir une amoureuse et une confidente, des jalousies, des ruptures, des raccommodements. Aussi je ne compte pas sur un grand succès au théâtre ; mais peut-être que l’appareil de la scène, le fracas du théâtre qui règne dans cet ouvrage, les rôles de Cicéron, de Catilina, de César, pourront frapper pendant quelques représentations ; après quoi on jugera à l’impression entre cet ouvrage et les vers[2] allobroges imprimés au Louvre.

On m’a fait des objections dont quelques-unes sont annoncées et réfutées par votre lettre. Je me rends avec plus de docilité que personne aux bonnes critiques ; mais les mauvaises ne m’épouvantent pas.

Je crois qu’au quatrième acte, avant qu’Aurélie arrive, on peut augmenter encore la chaleur de la contestation sans faire sortir César de son caractère, et donner une espèce de triomphe à Catilina, afin que l’arrivée d’Aurélie produise un plus grand coup de théâtre ; mais il faut que ce débat soit court et vif. On m’a cité bien mal à propos la délibération de la scène d’Auguste avec Cinna et Maxime. Les cas sont bien différents, et le goût consiste à mettre les choses à leur place.

La première scène du cinquième acte est absolument nécessaire, cependant elle est froide ; ce n’est pas sa faute, c’est la mienne. Ce qui est nécessaire ne doit jamais refroidir. Il faut supposer, il faut dire que le danger est extrême dès le premier vers de cette scène, que Cicéron est allé combattre dans Rome avec une partie du sénat, tandis que l’autre reste pour sa défense. Il faut que les reproches de Caton et de Clodius soient plus vifs, et qu’on voie que Cicéron sera puni d’avoir sauvé la patrie ; c’est là un des objets de la pièce. Cicéron, sauvant le sénat malgré lui, est la principale figure du tableau ; il ne reste qu’à donner à ce tableau tout le coloris et toute la force dont il est susceptible. L’ouvrage d’ailleurs vous paraît raisonnablement conduit ; il est une peinture assez fidèle et assez vive des mœurs de Rome. J’ose espérer qu’il ne sera pas mal reçu de tous ceux qui connaissent un peu l’antiquité, et qui n’ont pas le goût gâté par les idées et par le style d’aujourd’hui.

Je vais donc, mon cher et respectable ami, mettre tous mes soins à fortifier et à embellir, autant que ma faiblesse le permettra, tous les endroits de cet ouvrage qui me paraissent en avoir besoin. J’ai déjà fait bien des changements ; mais je ne suis pas encore content. J’enverrai la pièce avant qu’il soit un mois. Vous aurez tout le temps de dire votre dernier avis, et de disposer l’armée avec laquelle vous daignez me soutenir.

Vous ne m’avez point répondu sur une petite question que je vous avais faite, laquelle a peu de rapport avec la république romaine. Il s’agissait du nombre des cures de France, qui est très-fautif dans tous les livres, et sur lequel le receveur du clergé doit avoir une notion sûre, notion qu’il peut très-bien communiquer sans nuire à l’arche du Seigneur.

On parle d’un mandement de l’évêque[3] de Marseille très-singulier. Les remontrances du parlement n’ont pas fait plus de fortune ici qu’à votre cour ; mais je ne conçois pas comment le roi est réduit à emprunter. Nous n’empruntons point, et toutes les charges du royaume sont payées le premier du mois. Adieu, société charmante, qui valez mieux que tous les royaumes.

  1. Voltaire parle du maréchal de Richelieu.
  2. Ceux du Catilina de Crébillon.
  3. Belzunce ; voyez tome XV, page 379.