Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2244

Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 282-283).

2244. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Potsdam, ce dernier de mai.

Apparemment, madame, que mon camarade d’Hamon sert son roi aussi vite qu’il rend tard les lettres des particuliers. J’aurais bien voulu faire, dans ce mois de juin où nous sommes, ce voyage dont il parle ; et, en vérité, madame, vous en seriez un des principaux motifs. J’aurais pu même prendre l’occasion du voyage que fait le roi mon nouveau maître dans le pays qu’habitait autrefois la princesse de Clèves ; mais ce voyage sera fort court, et je lui ai promis de rester chez lui jusqu’au mois de septembre. Il faut tenir sa parole aux rois, et surtout à celui-là ; d’ailleurs il m’inspire tant d’ardeur pour le travail que, si je n’avais pas appris à m’occuper, je l’apprendrais auprès de lui. Je n’ai jamais vu d’homme si laborieux. Je rougirais d’être oisif, quand je vois un roi qui gouverne quatre cents lieues de pays tout le matin, et qui cultive les lettres toute l’après-dinée. Voilà le secret d’éviter l’ennui dont vous me parlez ; mais pour cela il faut avoir la rage de l’étude comme lui, et comme moi son serviteur chétif.

Quand il vient de Paris quelques livres nouveaux, tout pleins d’esprit qu’on n’entend point, tout hérissés de vieilles maximes rebrochées et rebrodées avec du clinquant nouveau, savez-vous bien, madame, ce que nous faisons ? nous ne les lisons point. Tous les bons livres du siècle passé sont ici ; et cela est fort honnête : on les relit pour se préserver de la contagion.

Vous me parlez de deux éditions de mes sottises. Il est bien clair, madame, que la moins ample est la moins mauvaise. Je n’ai vu encore ni l’une ni l’autre. Je les condamne toutes, et je pense que, comme il ne faut point publier tout ce qu’ont fait les rois, mais seulement ce qu’ils ont fait de mémorable, il ne faut point imprimer tout ce qu’ont écrit de pauvres auteurs, mais seulement ce qui peut, à toute force, être digne de la postérité.

On me mande que l’édition de Paris est incomparablement moins mauvaise que celle de Rouen[1], qu’elle est plus correcte ; j’aurais l’honneur de vous la présenter si j’étais à Paris. On veut que j’en fasse une ici à ma fantaisie ; mais je ne sais comment m’y prendre. Je voudrais jeter dans le feu la moitié de ce que j’ai fait, et corriger l’autre. Avec ces beaux sentiments de pénitence, je ne prends aucun parti, et je continue à mettre en ordre le Siècle de Louis XIV. J’ai apporté tous mes matériaux ; ils sont d’or et de pierreries ; mais j’ai peur d’avoir la main lourde.

Ce siècle était beau ; il a enseigné à penser et à parler à celui-ci ; mais gare que les disciples ne soient au-dessous de leurs maîtres, en voulant faire mieux ! Je tâche au moins de m’exprimer tout naturellement, et j’espère que quand je reverrai Paris, on ne m’entendra plus. M. le président Hénault, pour qui je crois vous avoir dit des choses assez tendres, parce que je les pense, m’aurait-il tout à fait oublié ? Il ne faut pas que les saints dédaignent ainsi leurs dévots. J’ai d’autant plus de droits à ses bontés qu’il est du siècle de Louis XIV.

Vous allez donc toujours à Sceaux, madame ? J’avais pris la liberté de donner une lettre à d’Hamon pour Mme la duchesse du Maine ; il la rendra dans quelques années. Vous avez fait deux pertes à cette cour un peu différentes l’une de l’autre : Mme de Staal et Mme de Malause[2].

Conservez-vous, ne mangez point trop ; je vous ai prédit, quand vous étiez si malade, que vous vivriez très-longtemps. Surtout ne vous dégoûtez point de la vie, car, en vérité, après y avoir bien rêvé, on trouve qu’il n’y a rien de mieux. Je conserverai pendant toute la mienne les sentiments que je vous ai voués, et j’aimerai toujours Paris, à cause de vous et du petit nombre des élus.

  1. L’édition de Rouen doit être celle avec la préface de d’Arnaud ; celle de Paris est en onze volumes ; voyez la lettre 2221.
  2. La lettre 2086 est adressée à Mme de Malause.