Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2225

Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 267-268).

2225. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Potsdam, le 27 avril.

Mon cher ange, j’apprends que vous avez perdu Mlle Guichard[1]. Vous ne m’en dites rien ; vous ne me confiez jamais vos plaisirs ni vos peines, comme si je ne les partageais pas, comme si trois cents lieues étaient quelque chose pour le cœur, et pouvaient affaiblir les sentiments. Voilà donc cette pauvre petite fleur, si souvent battue parla grêle, à la fin coupée pour jamais ! Mon cher ange, conservez bien Mme d’Argental : c’est une fleur d’une plus belle espèce, et plus forte ; mais elle a été exposée bien des années à un mauvais vent. Mandez-moi donc comment elle se porte. Aurez-vous votre Porte-Maillot cette année ? Vous me direz que je devrais bien venir vous y voir : sans doute, je le devrais et je le voudrais ; mais ma Porte-Maillot est à Potsdam et à Sans-Souci. J’ai toutes mes paperasses, il faut finir ce que l’on a commencé. J’ai regardé le caractère d’historiographe comme indélébile. Mon Siècle de Louis XIV avance. Je profite du peu de temps que ma mauvaise santé peut me laisser encore pour achever ce grand bâtiment dont j’ai tous les matériaux. Ne suis-je pas un bon Français ? N’est-il pas bien honnête à moi de faire ma charge quand je ne l’ai plus ?

Potsdam est plus que jamais un mélange de Sparte et d’Athènes. On y fait tous les jours des revues et des vers. Les Algarotti et les Maupertuis y sont. On travaille, on soupe ensuite gaiement avec un roi qui est un grand homme de bonne compagnie. Tout cela serait charmant ; mais la santé ? Ah ! la santé et vous, mon cher ange, vous me manquez absolument. Quel chien de train que cette vie ! Les uns souffrent, les autres meurent à la fleur de leur âge, et pour un Fontenelle, cent Guichard. Allons toujours pourtant : on ne laisse pas d’avoir quelques roses à cueillir dans ce champ d’épines. Monsieur sort tous les jours, sans doute, à quatre heures ; monsieur va aux spectacles, et porte ensuite à souper sa joie douce et son humeur égale ; et moi, tel j’étais, tel je suis, tenant mon ventre à deux mains, et ensuite ma plume ; souffrant, travaillant, soupant, espérant toujours un lendemain moins tourmenté de maux d’entrailles, et trompé dans mon lendemain. Je vous le dis encore, sans ces maux d’entrailles, sans votre absence, le pays où je suis serait mon paradis. Être dans le palais d’un roi, parfaitement libre du matin au soir ; avoir abjuré les dîners trop brillants, trop considérables, trop malsains ; souper, quand les entrailles le trouvent bon, avec ce roi philosophe ; aller travailler à son Siècle, dans une maison de campagne dont une belle rivière baigne les murs ; tout cela serait délicieux, mais vous me gâtez tout. On dit que je n’ai pas grand’chose à regretter à Paris en fait de littérature, de beaux-arts, de spectacle et de goût. Quand vous ne me croirez pas de trop à Paris, avertissez-moi, et j’y ferai un petit tour, mais après la clôture de mon Siècle, s’il vous plaît. C’est un préliminaire indispensable.

Adieu ; je vous écris en souffrant comme un diable, et en vous aimant de tout mon cœur. Adieu ; mille tendres respects et autant de regrets pour tout ce qui vous entoure.

  1. Eléonore Guichard, née en Normandie vers 1719, morte au commencement d’avril 1751.