Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2187

Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 243-244).

2187. — À M. DARGET.
Berlln, 15 février 1731.

Mon cher ami, on a beau faire le plaisant, les maladies, telles que la diablesse qui me mine, sont comme les gens de mauvaise compagnie, qui n’entendent point raillerie. Milord Tyrconnell est encore plus mal que moi. Nous verrons à qui partira le premier. Je crois que cela se passera fort galamment de part et d’autre, et que nous ne mourrons point en imbéciles. Songez à vivre, vous qui êtes encore jeune, qui avez des ressources, et qui trouverez à Paris des remèdes. Mais, entre nous, je crois qu’il n’y en a point pour M. de Tyrconnell ni pour moi. Chaque être apporte en naissant le principe de sa destruction, et il faut aller ranimer la nature sous une autre forme quand le moment de la dissolution totale est venu : on meurt après avoir fait tout juste le nombre de folies, de sottises, après avoir eu le nombre d’illusions auxquelles on était destiné. J’ai rempli ma tâche assez complètement. J’ai peut-être encore cinq ou six mois à donner à la société ; je tâcherai de les employer gaiement. Le roi fait fort bien de lire des Montecuculli et des Turenne, il passe d’Horace et de Virgile à eux. Il a raison ; on aime ses semblables. Celui-là est d’une autre pâte que le reste des hommes. Il faudrait que les trois sœurs filandières qu’on appelle les Parques eussent un fil, pour lui, cinq ou six fois plus long que pour les autres humains. Il est ridicule qu’il n’ait qu’un corps quand il a plusieurs âmes. Je compte samedi venir mettre mon âme faible et misérable aux pieds des siennes. Il faut rentrer au bercail ; je suis une brebis galeuse, mais il sera le bon pasteur. Adieu, mon cher ami ; je viendrai malgré Liberkuhn. Je vous embrasse de tout mon cœur d’avance.