Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2183

Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 240-241).

2183. — À M. DARGET.
À Berlin, ce 30 janvier, à minuit, 1751.

Mon cher ami, je vous avertis que j’ai du courage contre les neiges, et que j’en ferai des pelotes pour jeter au nez de la Nature et de la Fortune. D’ailleurs, le feu de Prométhée, qui brûle dans la chambre du roi, m’enverra des étincelles au Marquisat, Je ne fais plus de vers ; je suis dans la prose du Siècle de Louis XIV jusqu’au cou, et j’ai besoin des vers d’un grand homme pour me réchauffer. Vous m’avez mandé que je pouvais, avec la permission du roi, aller m’établir dans cette solitude. Il n’y a qu’une seule chose que je demanderai à votre amitié : c’est d’envoyer un laquais chez la concierge du marquis de Menton. Ce n’est pas vraiment dans le corps du logis du jardin, sur la rivière, que je veux demeurer ; c’est dans le poulailler. Il ne s’agit que de savoir s’il y a une chambre à cheminée, et une avec un poêle ; s’il y avait de quoi me faire rôtir une oie, et de quoi mettre de là viande dans un pot : la concierge me fera de bon potage. J’ai un peu de vaisselle d’argent, un peu de linge, des tables, des fauteuils, et des lits ; avec cela on peut se mettre dans sa chartreuse. M. de Fredersdorf pourra bien m’envoyer un carrosse pour venir à Potsdam ; d’ailleurs j’aurai dans peu quatre chevaux. Ainsi ne blâmez plus mon goût, mais ayez la bonté de le favoriser. Je serai aux ordres du roi, s’il veut quelquefois d’un homme qui ne s’est expatrié que pour lui ; et si la maladie cruelle qui me ronge ne me permet pas des soupers, elle me pourra permettre de le voir et de l’entendre dans les moments où il voudra continuer à me confier les fruits de cette raison qu’il habille des livrées de l’imagination. Puisqu’il est le Salomon du Nord, il est juste qu’on passe par-dessus les neiges pour l’aller entendre. Je lui ai écrit une lettre comme un disciple de la reine de Saba l’aurait écrite ; car elle est pleine de pourquoi ? Je lui demandais, comme à Salomon, les raisons de la petite malignité du cœur humain qui se glisse jusque dans le séjour de la paix. Pour moi, mon cher enfant, je pardonne tout, j’oublie tout, et je ne songe qu’à souffrir avec patience, et à travailler avec constance. L’étude est la seconde des consolations, l’amitié est la première. Je vous prie de dire à M. le comte de Podewils l’Autrichien que je suis très-podevilien ; il y a longtemps que je lui suis tendrement dévoué. Adieu, mon cher ami ; dites au docteur que je suis toujours à lui.

P. S. Je rouvre ma lettre pour vous dire ce qui s’est passé après la condamnation du juif : car il faut instruire son ami de tout. J’ai voulu tout finir généreusement, et prévenir la prisée juridique des diamants, qui prendra du temps, et qui retardera le bonheur de me jeter aux pieds du roi. M. le comte de Rottemhourg sait tout ce que je sacrifiais pour la paix, qui est préférable à des diamants. J’ignore par qui le juif est conseillé ; mais il est plus absurde que jamais. On lui a fait entendre qu’il devait s’adresser au roi, et que le roi casserait lui-même l’arrêt donné par son grand chancelier. Concevez-vous cet excès ? Adieu, mon cher ami ; on ne peut terminer cette affaire que par la plus exacte justice, conformément à l’arrêt rendu ; la discussion tiendra un peu de temps : c’est un malheur qu’il faut encore essuyer. Il faudra encore quinze jours pour accomplir toute justice. Mon Dieu, que j’ai d’envie de vous embrasser !