Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2164

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 219-220).

2164. — DE LESSING À M. RICHIER[1].

Vous me croyez donc coupable, monsieur, d’un tour des plus traîtres ? et je vous parais assez méprisable pour me traiter comme un voleur qui est hors d’atteinte : on ne lui parle raison que parce que la force n’est pas de mise.

Voilà l’exemplaire dont il s’agit. Je n’ai jamais eu le dessein de le garder. Je vous l’aurais même renvoyé sans votre lettre, qui est la plus singulière du monde. Vous m’y donnez des vues que je n’ai pas. Vous vous imaginez que je m’étais mis à traduire un livre dont M. Henning a annoncé, il y a longtemps, la traduction comme étant déjà sous presse. Sachez, mon ami, qu’en fait des occupations littéraires je n’aime pas à me rencontrer avec qui que ce soit. Au reste, j’ai la folle envie de bien traduire, et pour bien traduire M. de Voltaire je sais qu’il se faudrait donner au diable. C’est ce que je ne veux pas faire. — C’est un bon mot que je viens de dire ; trouvez-le admirable, je vous prie : il n’est pas de moi. — Mais, au fait, vous vous attendez à des excuses, et les voilà. J’ai pris sans votre permission avec moi ce que vous ne m’aviez prêté qu’en cachette. J’ai abusé de votre confiance, j’en tombe d’accord. Mais est-ce ma faute si contre ma curiosité ma bonne foi n’est pas la plus forte ? En partant de Berlin j’avais encore à lire quatre feuilles. Mettez-vous à ma place, avant que de prononcer contre moi. M. de Voltaire, pourquoi n’est-il pas un Limiers ou un autre compilateur, les ouvrages desquels on peut finir partout ? Vous dites dans votre lettre : M. de Voltaire ne manquera pas de reconnaître ce service qu’il attend de votre probité. Par ma foi, voilà autant pour le brodeur. Ce service est si mince et je m’en glorifierai si peu que M. de Voltaire sera assez reconnaissant s’il veut bien avoir la bonté de l’oublier. Il vous a fait beaucoup de reproches que vous ne méritez pas. J’en suis au désespoir ; dites-lui donc que nous sommes amis, et que ce n’est qu’un excès d’amitié qui vous a fait faire cette faute, si c’en est une de votre part. Voilà assez pour gagner le pardon d’un philosophe, etc.

  1. Richier, secrétaire de Voltaire, avait prêté secrètement à Lessing la première partie du Siècle de Louis XIV. Lessing l’avait emportée en quittant Berlin. Voltaire apprit que son ouvrage courait les champs. Il adressa de violents reproches à son secrétaire, et il lui fit écrire à Lessing une lettre que nous ne possédons pas. La réponse de Lessing, que nous donnons ici, a été imprimée par M. Adolf Stahr, Lessing : sein Leben und seine Werke, Berlin, 1864, et reproduite par M. Desnoiresterres, Voltaire et Frédéric, page 163.