Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2162

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 217-218).

2162. — À MADAME DENIS.
À Berlin, au château, le 26 décembre.

Je vous écris à côté d’un poêle, la tête pesante et le cœur triste, en jetant les yeux sur la rivière de la Sprée, parce que la Sprée tombe dans l’Elbe, l’Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la Seine, et que notre maison de Paris est assez près de cette rivière de Seine ; et je dis : Ma chère enfant, pourquoi suis-je dans ce palais, dans ce cabinet qui donne sur cette Sprée, et non pas au coin de notre feu ? Rien n’est plus beau que la décoration du palais du soleil dans Phaéton. Mlle Astrua[1] est la plus belle voix de l’Europe ; mais fallait-il vous quitter pour un gosier à roulades et pour un roi ? Que j’ai de remords, ma chère enfant ! que mon bonheur est empoisonné ! que la vie est courte ! qu’il est triste de chercher le bonheur loin de vous ! et que de remords si on le troure !

Je suis à peine convalescent ; comment partir ? Le char d’Apollon s’embourberait dans les neiges détrempées de pluie qui couvrent le Brandebourg. Attendez-moi, aimez-moi, recevez-moi, consolez-moi, et ne me grondez pas. Ma destinée est d’avoir affaire à Rome, de façon ou d’autre. Ne pouvant y aller, je vous envoie Rome en tragédie, par le courrier de Hambourg, telle que je l’ai retouchée ; que cela serve du moins à amuser les douleurs communes de notre éloignement. J’ai bien peur que vous ne soyez pas trop contente du rôle d’Aurélie. Vous autres femmes vous êtes accoutumées à être le premier mobile des tragédies, comme vous l’êtes de ce monde. Il faut que vous soyez amoureuses comme des folles, que vous ayez des rivales, que vous fassiez des rivaux ; il faut qu’on vous adore, qu’on vous tue, qu’on vous regrette, qu’on se tue avec vous. Mais, mesdames, Cicéron et Caton ne sont pas galants ; César et Catilina couchaient avec vous, j’en conviens, mais assurément ils n’étaient pas gens à se tuer pour vous. Ma chère enfant, je veux que vous vous fassiez homme pour lire ma pièce. Envoyez prier l’abbé d’Olivet de vous prêter son bonnet de nuit, sa robe de chambre, et son Cicéron, et lisez Rome sauvée dans cet équipage.

Pendant que vous vous arrangerez pour gouverner la république romaine sur le théâtre de Paris, et pour travestir en Caton et en Cicéron nos comédiens, je continuerai paisiblement à travailler au Siècle de Louis XIV, et je donnerai à mon aise les batailles de Nervinde et d’Hochstedt. Variété, c’est ma devise[2]. J’ai besoin de plus d’une consolation. Ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui la donnent.

  1. Voyez lettre 2114.
  2. Voyez La Fontaine : le Pâté d’anguille.