Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2124

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 174-175).

2124. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Berlin, ce 14 septembre.

Vous devez, mon cher et respectable ami, avoir reçu plusieurs lettres de moi, et Mme Denis doit vous en avoir rendu une : elle doit vous avoir dit que je vous sacrifie le pape ; mais, pour le roi de Prusse, cela est impossible. Je n’irai point en Italie, cet automne, comme je l’avais projeté. Je viendrai vous voir au mois de novembre ; j’aurai la consolation de passer l’hiver avec vous, et je reverrai souvent ma patrie, parce que vous y demeurez. J’ai remis mon voyage d’Italie à un an, et je vous embrasserai, par conséquent, dans un an. Ces points de vue-là sont bien agréables, et les voyages sont charmants quand on vous retrouve au bout. L’Italie et le roi de Prusse sont chez moi de vieilles passions qu’il faut satisfaire ; mais je ne peux traiter Frédéric le Grand comme le saint-père ; je ne peux le voir en passant. Je vous répète encore que vous approuverez mes raisons ; oui, vous me plaindrez de m’être séparé de vous, et vous ne pourrez me condamner. Je ne sais comment vont les tracasseries de Lekain. Pour nous, nous jouons ici Rome sauvée sans tracasserie ; je gronde comme je faisais à Paris, et tout va bien. Nous avons déjà fait trois répétitions ; j’essayerai le rôle d’Aurélie, et au mois de novembre vous en jugerez. Je retrouverai mon petit théâtre ; nous tâcherons d’amuser Mme d’Argental. Tout ce tracas-là fait du bien à la santé. Voyager et jouer la comédie vaut presque les pilules de Stahl. Qu’est-ce que trois ou quatre cents lieues ? Bagatelles. Voyez les Romains, ces anciens maîtres de nous autres barbares : ils couraient de Rome en Afrique, au fond des Gaules, dans l’Asie ; c’était une promenade. Nous nous effrayons d’aller à dix lieues. Les Parisiens sont de francs sybarites. Vive le roi de Prusse, il va à Königsberg comme vous allez à Neuilly ; mais, mes anges, de tous ces voyages, les plus gais seront ceux que je ferai pour vous. Messieurs de Neuilly, je suis à vous pour la vie. Mandez-moi des nouvelles de la santé de Mme d’Argental.

Adieu, adieu ; aimez-moi toujours, je vous en prie.