Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2116

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 159-161).

2116. — À MADAME DENIS.
À Berlin, le 24 août.

Pardonnez-moi d’égayer un peu la noirceur que ma transplantation répand dans mon âme, et comptez que je n’en ai pas le cœur moins déchiré, en vous parlant de l’aventure d’un cul à laquelle j’ai part malgré moi. Ne vous scandalisez pas ; il ne s’agit point ici de passions malhonnêtes.

Un marquis de Montperny, attaché à Mme la margrave de Baireuth[1], et qui est venu avec elle, tombe très-dangereusement malade. Il est catholique : car on est ici ce que l’on veut. Un domestique, encore meilleur catholique, a été cause d’un assez singulier quiproquo. Le malade, tourmenté d’une colique violente, envoie chercher l’apothicaire ; le valet, occupé du salut de son maître, va chercher le viatique : un prêtre arrive. Montperny, qui ne songe qu’à sa colique, et qui a la vue fort mauvaise, ne doute point que ce ne soit un lavement qu’on lui apporte : il tourne le derrière ; le prêtre, étonné, veut une posture plus décente ; il lui parle des quatre fins de l’homme ; Montperny lui parle de seringue ; le prêtre se fâche ; Montperny l’appelle toujours monsieur l’apothicaire. Vous croyez bien que cette scène a été un peu commentée dans un pays où on respecte fort peu ce que M. de Montperny prenait pour un lavement. J’ai un secrétaire champenois qui est une espèce de poète d’antichambre : il a mis l’aventure en vers d’antichambre ; mais on me les attribue, et ils passent dans tous les cabinets de l’Allemagne, et ils seront bientôt dans ceux de Paris.

Mon destin me suit partout. D’Arnaud fait des stances à la glace pour des beautés qu’on prétend être à la glace aussi, et aussitôt les gazettes les débitent sous mon nom. C’est bien pis ici que dans le fond d’une province de France. Les Berlinois veulent avoir de l’esprit, parce que le roi en a. Qui aurait dit qu’on se piquerait un jour de se connaître en vers dans le pays des Vandales ? On y prend pour du vin de Beaune le vinaigre que les marchands de Liège vendent fort cher ; et, en vérité, c’est ainsi qu’en général le gros du public juge de tout. Le goût est un don de Dieu fort rare. Si toutes ces sottises viennent à Paris, je vous prie de me défendre contre les Vandales de notre patrie, car il y en a toujours. Nous nous préparons à jouer Rome sauvée. Vous ne vous douteriez pas que nous trouvassions ici des acteurs. Ce qui vous étonnera, c’est que le prince Henri, frère du roi, et la princesse Amélie, sa sœur, récitent très-bien des vers, et sans le moindre accent. La langue qu’on parle le moins à la cour, c’est l’allemand. Je n’en ai pas encore entendu prononcer un mot. Notre langue et nos belles-lettres ont fait plus de conquêtes que Charlemagne. Je fais, comme vous voyez, ce que je peux pour me justifier ; mais je n’en ai pas moins de remords de vous avoir quittée. La destinée se joue de nous. Je cherche la gaieté aux soupers des reines, et, quand je suis rentré chez moi, je trouve la tristesse. Mon inquiétude m’ôte le sommeil. J’attends votre première lettre pour fixer mon âme, qui ne sait plus où elle en est.

  1. En qualité de chambellan.