Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2063

Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 104-105).

2063. — DE J.-J. ROUSSEAU.
À Paris, le 30 de janvier 1750.

Monsieur, un Rousseau[1] se déclara autrefois votre ennemi, de peur de se reconnaître votre inférieur ; un autre Rousseau, ne pouvant approcher du premier par le génie, veut imiter ses mauvais procédés. Je porte le même nom qu’eux ; mais, n’ayant ni les talents de l’un, ni la suffisance de l’autre, je suis encore moins capable d’avoir leurs torts envers vous. Je consens bien de vivre inconnu, mais non déshonoré ; et je croirais l’être si j’avais manqué au respect que vous doivent tous les gens de lettres, et qu’ont pour vous tous ceux qui en méritent eux-mêmes.

Je ne veux point m’étendre sur ce sujet, ni enfreindre, même avec vous, la loi que je me suis imposée de ne jamais louer personne en face. Mais, monsieur, je prendrai la liberté de vous dire que vous avez mal jugé d’un homme de bien, en le croyant capable de payer d’ingratitude et d’arrogance la bonté et l’honnêteté dont vous avez usé envers lui au sujet des fêtes de Ramire[2]. Je n’ai point oublié la lettre dont vous m’honorâtes dans cette occasion ; elle a achevé de me convaincre que, malgré de vaines calomnies, vous êtes véritablement le protecteur des talents naissants qui en ont besoin. C’est en faveur de ceux dont je faisais l’essai que vous daignâtes me promettre de l’amitié. Leur sort fut malheureux, et j’aurais dû m’y attendre. Un solitaire qui ne sait point parler, un homme timide, découragé, n’osa se présenter à vous. Quel eût été mon titre ? Ce ne fut point le zèle qui me manqua, mais l’orgueil ; et n’osant m’offrir à vos yeux, j’attendis du temps quelque occasion favorable pour vous témoigner mon respect et ma reconnaissance.

Depuis ce jour, j’ai renoncé aux lettres et à la fantaisie d’acquérir de la réputation ; et, désespérant d’y arriver, comme vous, à force de génie, j’ai dédaigné de tenter, comme les hommes vulgaires, d’y parvenir à force de manège ; mais je ne renoncerai jamais à mon admiration pour vos ouvrages. Vous avez peint l’amitié et toutes les vertus en homme qui les connaît et les aime. J’ai entendu murmurer l’envie, j’ai méprisé ses clameurs, et j’ai dit, sans crainte de me tromper : Ces écrits qui m’élèvent l’âme, et m’enflamment le courage, ne sont point les productions d’un homme indifférent pour la vertu.

Vous n’avez pas, non plus, bien jugé d’un républicain, puisque j’étais connu de vous pour tel. J’adore la liberté ; je déteste également la domination et la servitude, et ne veux en imposer à personne. De tels sentiments sympathisent mal avec l’insolence ; elle est plus propre à des esclaves, ou à des hommes plus vils encore, à de petits auteurs jaloux des grands.

Je vous proteste donc, monsieur, que non-seulement Rousseau de Genève n’a point tenu les discours que vous lui avez attribués, mais qu’il est incapable d’en tenir de pareils. Je ne me flatte pas de mériter l’honneur d’être connu de vous ; mais si jamais ce bonheur m’arrive, ce ne sera, j’espère, que par des endroits dignes de votre estime.

J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, monsieur, votre très-humble, etc.

J.-J. Rousseau, citoyen de Genève.

  1. Jean-Baptiste. On ne connaît point l’autre Rousseau ; ce n’est pas celui de Toulouse, auteur du Journal encyclopédique, ni celui de Gotha. (K.)

    — Collé dit dans son Journal : « Il (Voltaire) a poussé les choses jusqu’à insulter un nommé Rousseau, parce qu’il avait les mains dans son manchon, et qu’il n’applaudissait pas. Ce dernier lui répondit assez ferme, mais sagement, et point aussi vertement qu’il aurait pu. »

    Ailleurs, la scène est racontée ainsi : « Qui êtes-vous ? criait le poëte hors de lui. — Rousseau, répondit la partie adverse. — Quel Rousseau ? le petit Rousseau ? » Voltaire ne réfléchissait pas qu’il empêchait le spectacle, lorsqu’une grande femme à l’air viril (Mme Lebas, femme du célèbre graveur) se dressant de toute sa hauteur, lui dit d’une voix de Stentor ; « Si vous ne vous taisez pas, je vais vous donner un soufflet. » Ce qui le mit en fuite et fit rire toute la salle. (Portraits intimes du xviiie siècle, par E. et J. de Goncourt ; 2e série, 1858.)

  2. La Princesse de Navarre. (K.)