Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 2041

Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 85-87).

2041. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Décembre[1].

Dans votre prose délicate
Vous avancez très-poliment
Que je ne suis qu’un automate,
Un stoïque sans sentiment ;
Mes larmes coulent pour Électre,
Je suis sensible à l’amitié ;
Mais le plus héroïque spectre
Ne m’inspire que la pitié.

Votre cardinal Querini est bien digne du temps des spectres et des sortilèges ; vous connaissez votre monde, et c’était bien s’adresser de lui dire que tout catholique étant obligé de croire aux miracles, le parterre se trouvait obligé en conscience de trembler devant l’ombre de Ninus ; je vous réponds que le bibliothécaire de Sa Sainteté approuvera fort cette doctrine orthodoxe. Pour moi, qui ne suis qu’un maudit hérétique, vous me permettrez d’être d’un sentiment différent, et de vous dire ingénument ce que je pense de votre tragédie. Quelque détour que vous preniez pour cacher le nœud de Sémiramis, ce n’en est pas moins l’ombre de Ninus ; c’est cette ombre qui inspire des remords dévorants à sa veuve parricide ; c’est l’ombre qui permet galamment à sa veuve de convoler en secondes noces. L’ombre fait entendre, du fond de son tombeau, une voix gémissante à son fils ; il fait mieux, il vient en personne effrayer le conseil de la reine, et atterrer la ville de Babylone ; il arme enfin son fils du poignard dont Ninias assassine sa mère. Il est si vrai que défunt Ninus fait le nœud de votre tragédie que, sans les rêves et les apparitions différentes de cette âme errante, la pièce ne pourrait pas se jouer. Si j’avais un rôle à choisir dans cette tragédie, je prendrais celui du revenant ; il y fait tout. Voilà ce que vous dit la critique. L’admiration ajoute, avec la même sincérité, que les caractères sont soutenus à merveille, que la vérité parle par vos acteurs, que l’enchaînure des scènes est faite avec un grand art. Sémiramis inspire une terreur mêlée de pitié. Le féroce et artificieux Assur mis en opposition avec le fier et généreux Ninias forme un contraste admirable ; on déteste le premier ; aussi ne lui arrive-t-il aucune catastrophe dans l’action, parce qu’elle n’aurait produit aucun effet. On s’intéresse à Ninias, mais on est étonné de la façon dont il tue sa mère ; c’est le moment où il faut se faire la plus forte illusion. On est un peu fâché contre Azéma qu’elle porte des paquets, et que ses quiproquo soient la cause de la catastrophe. Toute la pièce est versifiée avec force ; les vers me paraissent de la plus belle harmonie, et dignes de l’auteur de la Henriade. J’aime mieux cependant lire cette tragédie que de la voir représenter, parce que le spectre me paraîtrait risible, et que cela serait contraire au devoir que je me suis proposé de remplir exactement, de pleurer à la tragédie, et de rire à la comédie.


Du temps de Plaute et d’Euripide
Le parterre morigéné
Suivait ce goût sage et solide ;
Par malheur il est suranné.

Vous dirai-je encore un mot sur la tragédie ? Les grandes passions me plaisent sur le théâtre ; je sens une satisfaction secrète lorsque l’auteur trouve moyen de remuer et de transporter mon âme par la force de son éloquence ; mais ma délicatesse souffre lorsque les passions héroïques sortent de la vraisemblance. Les machines sont trop outrées dans un spectacle ; au lieu d’émouvoir, elles deviennent puériles. S’il fallait opter, j’aimerais mieux dans la tragédie moins d’élévation et plus de naturel.

Le sublime outré donne dans l’extravagance ; Charles XII a été le seul homme de tout ce siècle qui eût ce caractère théâtral ; mais, pour le bonheur du genre humain, les Charles XII sont rares. Il y a une Marianne de Tristan qui commence par ce vers :


Fantôme injurieux qui troubles mon repos…

Ce n’est pas certainement comme nous parlons ; apparemment que c’est le langage des habitants de la lune. Ce que je dis des vers doit s’entendre également de l’action. Pour qu’une tragédie me plaise, il faut que les personnages ne montrent les passions que telles qu’elles sont dans les hommes vifs et dans les hommes vindicatifs. Il ne faut dépeindre les hommes ni comme des démons ni comme des anges, car ils ne sont ni l’un ni l’autre, mais puiser leurs traits dans la nature.

Pardon, mon cher Voltaire, de cette discussion ; je vous parle comme faisait la servante de Molière ; je vous rends compte des impressions que les choses font sur mon âme ignorante. J’ai trouvé dans le volume que je viens de recevoir lÉloge[2] que vous faites des officiers qui ont péri dans cette guerre, ce qui est digne de vous ; et j’ai été surpris que nous nous soyons rencontrés, sans le savoir, dans le choix du même sujet. Les regrets que me causait la perte de quelques amis me firent naître l’idée de leur payer, au moins après leur mort, un faible tribut de reconnaissance, et je composai ce petit ouvrage[3], où le cœur eut plus de part que l’esprit ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que le mien est en vers, et celui du poète en prose. Racine n’eut de sa vie de triomphe plus éclatant que lorsqu’il traitait le même sujet que Pradon. J’ai vu combien mon barbouillage était inférieur à votre Éloge. Votre prose apprend à mes vers comme ils auraient dû s’énoncer.

Quoique je sois de tous les mortels celui qui importune le moins les dieux par mes prières, la première que je leur adresserai sera conçue en ces termes :


Ô dieux, qui douez les poëtes
De tant de sublimes faveurs !
Ah ! rendez vos grâces parfaites,
Et qu’ils soient un peu moins menteurs !

Si les dieux daignent m’exaucer, je vous verrai, l’année qui vient, à Sans-Souci ; et si vous êtes d’humeur à corriger de mauvais vers, vous trouverez à qui parler. Vale.

  1. Cette lettre, répondant à celle du 17 novembre, ne peut être du mois d’avril, date qu’elle a dans l’édition de Kehl. (Cl.)
  2. Éloge funèbre des officiers qui sont morts dans la guerre de 1741 : voyez tome XXIII, page 249.
  3. L’Épitre à Stille.