Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 2026

Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 71-73).

2026. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Paris, ce 15 octobre.

Sire, je viens de faire un effort, dans l’état affreux où je suis, pour écrire à M. d’Argens ; j’en ferai bien un autre pour me mettre aux pieds de Votre Majesté.

J’ai perdu un ami de vingt-cinq[1] années, un grand homme qui n’avait de défaut que d’être femme, et que tout Paris regrette et honore. On ne lui a pas peut-être rendu justice pendant sa vie, et vous n’avez peut-être pas jugé d’elle comme vous auriez fait si elle avait eu l’honneur d’être connue de Votre Majesté. Mais une femme qui a été capable de traduire Newton et Virgile, et qui avait toutes les vertus d’un honnête homme, aura sans doute part à vos regrets.

L’état où je suis depuis un mois ne me laisse guère d’espérance de vous revoir jamais ; mais je vous dirai hardiment que si vous connaissiez mieux mon cœur, vous pourriez avoir aussi la bonté de regretter un homme qui certainement dans Votre Majesté n’avait aimé que votre personne.

Vous êtes roi, et, par conséquent, vous êtes accoutumé à vous défier des hommes. Vous avez pensé, par ma dernière lettre[2], ou que je cherchais une défaite pour ne pas venir à votre cour, ou que je cherchais un prétexte pour vous demander une légère faveur. Encore une fois, vous ne me connaissez pas. Je vous ai dit la vérité, et la vérité la plus connue à Lunéville. Le roi de Pologne Stanislas est sensiblement affligé, et je vous conjure, sire, de sa part et en son nom, de permettre une nouvelle édition de l’Anti-Machiavel, où l’on adoucira ce que vous avez dit de Charles XII et de lui : il vous en sera très-obligé. C’est le meilleur prince qui soit au monde ; c’est le plus passionné de vos admirateurs, et j ose croire que Votre Majesté aura cette condescendance pour sa sensibilité, qui est extrême.

Il est encore très-vrai que je n’aurais jamais pu le quitter pour venir vous faire ma cour, dans le temps que vous l’affligiez et qu’il se plaignait de vous. J’imaginai le moyen que je proposai à Votre Majesté ; je crus et je crois encore ce moyen très-décent et très-convenable. J’ajoute encore que j’aurais dû attendre que Votre Majesté daignât me prévenir elle-même sur la chose dont je prenais la liberté de lui parler. Cette faveur était d’autant plus à sa place que j’ose vous répéter encore ce que je mande à M. d’Argens : oui, sire, M. d’Argens a constaté, a relevé le bruit qui a couru que vous me retiriez vos bonnes grâces ; oui, il l’a imprimé. Je vous ai allégué cette raison, qu’il aurait dû appuyer lui-même. Il devait vous dire : « Sire, rien n’est plus vrai, ce bruit a couru ; j’en ai parlé ; voilà l’endroit de mon livre où je l’ai dit ; et il sera digne de la bonté de Votre Majesté de faire cesser ce bruit, en appelant à votre cour un homme qui m’aime et qui vous adore, et en l’honorant d’une marque de votre protection. »

Mais, au lieu de lire attentivement l’endroit de ma lettre[3] à Votre Majesté, où je le citais ; au lieu de prendre cette occasion de m’appeler auprès de vous, il me fait un quiproquo où l’on n’entend rien. Il me parle de libelles, de querelles d’auteur ; il dit que je me suis plaint à Votre Majesté qu’il ait dit de moi des choses injurieuses ; en un mot, il se trompe, et il me gronde, et il a tort : car il sait bien que je vous ai dit dans ma lettre que je l’aime de tout mon cœur.

Mais vous, sire, avez-vous raison avec moi ? Vous êtes un très-grand roi ; vous avez donné la paix dans Dresde ; votre nom sera grand dans tous les siècles ; mais toute votre gloire et toute votre puissance ne vous mettent pas en droit d’affliger un cœur qui est tout à vous. Quand je me porterais aussi bien que je me porte mal, quand je serais à dix lieues de vos États, je ne ferais pas un pas pour aller à la cour d’un grand homme qui ne m’aimerait point, et qui ne m’enverrait chercher que comme un souverain. Mais si vous me connaissiez, et si vous aviez pour moi une vraie bonté, j’irais me mettre à vos pieds à Pékin. Je suis sensible, sire, et je ne suis que cela. J’ai peut-être deux jours à vivre, je les passerai à vous admirer, mais à déplorer l’injustice que vous faites à une âme qui était si dévouée à la vôtre, et qui vous aime toujours comme M. de Fénelon aimait Dieu, pour lui-même. Il ne faut pas que Dieu rebute celui qui lui offre un encens si rare.

Croyez encore, s’il vous plaît, que je n’ai pas besoin de petites vanités, et que je ne cherchais que vous seul.

  1. Lisez quinze, et voyez les lettres 345 et 346.
  2. Celle du 31 août, dans laquelle Voltaire demandait à Frédéric une demi-aune de ruban noir.
  3. Cette lettre n’a pas été retrouvée.