Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 2002

Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 51-52).

2002. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Lunéville, le 28 août.

J’attends la décision de mes oracles ; mais je les supplie de se rendre à mes justes raisons. Je viens de recevoir une lettre de Mme de Pompadour pleine de bonté ; mais, dans ces bontés mêmes qui m’inspirent la reconnaissance, je vois que je lui dois écrire encore, et ne laisser aucune trace dans son esprit des fausses idées que des personnes qui ne cherchent qu’à me nuire ont pu lui donner.

Soyez très-convaincu, mon cher et respectable ami, que j’aurais commis la plus lourde faute et la plus irréparable si je ne m’étais pas hâté d’informer Mme de Pompadour de mon travail, et d’intéresser la justice et la candeur de son âme à tenir la balance égale, et à ne pas souffrir qu’une cabale envenimée. capable des plus noires calomnies, se vantât d’avoir à sa tête les grâces et la beauté. C’était, en un mot, une démarche dont dépendait entièrement la tranquillité de ma vie.

M’étant ainsi mis à l’abri de l’orage qui me menaçait, et m’étant abandonné, avec une confiance nécessaire, à l’équité et à la protection de Mme de Pompadour, vous sentez bien que je n’ai pu me dispenser d’instruire Mme la duchesse du Maine que j’ai fait ce Catilina qu’elle m’avait tant recommandé. C’était elle qui m’en avait donné la première idée longtemps rejetée, et je lui dois au moins l’hommage de la confidence. J’aurai besoin de sa protection ; elle n’est pas à négliger. Mme la duchesse du Maine, tant qu’elle vivra, disposera de bien des voix, et fera retentir la sienne.

Je vous recommande plus que jamais le président Hénault. J’ai lieu de compter sur son amitié et sur ses bons offices. Des amis qui ont quelque poids, et qu’on met dans le secret, font autant de bien qu’une lecture publique chez une caillette fait de mal. Je ne sais pas si je me trompe, mais je trouve Rome sauvée fort au-dessus de Sèmiramis. Tout le monde, sans exception, est ici de cet avis. J’attends le vôtre pour savoir ce que je dois penser.

J’ai vu aujourd’hui une centaine de vers du poëme des Saisons de M. de Saint-Lambert. Il fait des vers aussi difficilement que Despréaux ; il les fait aussi bien, et, à mon gré, beaucoup plus agréables. J’ai là un terrible élève. J’espère que la postérité m’en remerciera, car, pour mon siècle, je n’en attends que des vessies de cochon par le nez. Saint-Lambert, par parenthèse, ne met pas de comparaison entre Rome sauvée et Sèmiramis. Savez-vous que c’est un homme qui trouve Électre détestable ? Il pense comme Boileau, s’il écrit comme lui. Électre amoureuse ! et une Iphianasse, et un plat tyran, et une Clytemnestre qui n’est bonne qu’à tuer ! et des vers durs, et des vers d’églogue après de l’emphase ! et, pour tout mérite, un Palamède, homme inconnu dans la fable, et guère plus connu dans la pièce ! Ma foi, Saint-Lambert a raison : cela ne vaut rien du tout. Si je peux réussir à venger Cicéron, mordieu, je vengerai Sophocle.

Mme du Chàtelet n’accouche encore que de problèmes.

Bonsoir, bonsoir, anges charmants ! Comment se porte Mme d’Argental ? Ma nièce doit vous prier de lui faire lire Catilina. Ma nièce est du métier[1] ; elle mérite vos bontés.

  1. Elle avait fait la Coquette punie, comédie, et entrepris une tragédie, Alceste.