Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 2000

Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 49-50).

2000. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Lunéville, le 21 août.

Je reçus hier la consolation angélique, et j’envoie aujourd’hui le reste de mon grimoire.

Je commence par vous supplier de le lire dans le même esprit que je l’ai fait. Dépouillez-moi le vieil homme[1], mes anges, et jetez jusqu’à la dernière goutte de l’eau rose qu’on a mise jusqu’à présent dans la tragédie française. C’est Rome ici qui est le principal personnage ; c’est elle qui est l’amoureuse, c’est pour elle que je veux qu’on s’intéresse, même à Paris. Point d’autre intrigue, s’il vous plaît, que son danger ; point d’autre nœud que les fureurs artificieuses de Catilina, la véhémence, la vertu agissante de Cicéron, la jalousie du sénat, le développement du caractère de César ; point d’autre femme qu’une infortunée d’autant plus naturellement séduite par Catilina qu’on dit dans l’histoire et dans la pièce que ce monstre était aimable.

Je ne sais pas si vous frémirez au quatrième acte, mais moi, j’y frémis. La pièce n’a aucun modèle ; ne lui en cherchez pas :


In nova fort animus · · · · · · · · · · · · · · ·

(Ovid., Met., lib. I, v. 1.)

Je sais que c’est un préjugé dangereux que la précipitation de mon travail. Il est vrai que j’ai fait l’ouvrage en huit jours, mais il y avait six mois que je roulais le plan dans ma tête, et que toutes ces idées se présentaient en foule pour sortir. Quand j’ai ouvert le robinet, le bassin s’est rempli tout d’un coup.

Ah ! que Mme d’Argental a dit un beau mot ! qu’il faut ne songer qu’à bien faire, et ne pas craindre les cabales. Ce que je crains, ce sont les acteurs ; et je prendrai plutôt le parti de faire imprimer l’ouvrage que de le faire estropier ; mais, avec vos bontés, les acteurs pourraient devenir Romains. Sarrasin Romain ! quel conte ! et César, où est-il ? Du secret ; vraiment oui ; c’est bien cela sur quoi il faut compter ! Une bonne pièce, bien neuve, bien forte, des vers pleins de grandeur d’âme d’un bout à l’autre, et point de secret. La première démarche que j’ai faite a été d’écrire à Mme de Pompadour : car il ne faut pas braver les Grâces, et c’est un point indispensable. Que de gens d’ailleurs qui aiment Cicéron, et qui seront de mon parti ! Ah ! si Sarrasin jouait ce rôle[2] comme Cicéron déclamait ses Catilinaires, je vous répondrais bien d’une espèce de plaisir que nos Français musqués ne connaissent pas, et que l’amoureux et l’amoureuse ne connaissent point. Il est temps de tirer la tragédie de la fadeur. Je pétille d’indignation quand je vois une partie carrée dans Électre[3].

Que diable est donc devenue la lettre du coadjuteur ? S’il l’a adressée à Cirey, tout est perdu. Coadjuteur[4], voyez si j’ai peint les chambres assemblées.

Bonsoir, vous tous que j’aime, que je respecte, à qui je veux plaire. Bonsoir, mon public. Mme du Châtelet est plus grosse que jamais.

  1. Saint Paul, Épitre aux Éphésiens, chap. xxii ; et aux Colossiens iii, 9.
  2. Ce rôle fut joué par Voltaire, à Berlin, en septembre 1750, sur un théâtre particulier.
  3. Voltaire ébauchait déjà les premiers actes d’Oreste.
  4. L’abbé de Chauvelin.