Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 1960

Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 3-7).
1960. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Paris, le 17 mars.

Sire, cet éternel malade répond à la fois à deux lettres de Votre Majesté, Dans votre première, vous jugez de la conduite de Catilina avec ce même esprit qui fait que vous gouvernez bien un vaste royaume, et vous parlez comme un homme qui connaît à fond les gens qui gouvernaient autrefois le monde, et que Crébillon a défigurés. Vous aimez Rhadamiste et Electre. J’ai la même passion que vous, sire ; je regarde ces deux pièces comme des ouvrages vraiment tragiques, malgré leurs défauts : malgré l’amour d’Itys et d’Iphianasse, qui gâtent et qui refroidissent un des beaux sujets de l’antiquité ; malgré l’amour d’Arsame ; malgré beaucoup de vers qui pèchent contre la langue et contre la poésie. Le tragique et le sublime l’emportent sur tous ces défauts ; et qui sait émouvoir sait tout. Il n’en est pas ainsi de la Sémiramis. Apparemment Votre Majesté ne l’a pas lue. Cette pièce tomba absolument : elle mourut dans sa naissance, et n’est jamais ressuscitée ; elle est mal écrite, mal conduite, et sans intérêt. Il me sied mal peut-être de parler ainsi, et je ne prendrais pas cette liberté s’il y avait deux avis différents sur cet ouvrage proscrit au théâtre. C’est même parce que cette Sémiramis était absolument abandonnée que j’ai osé en composer une. Je me garderais bien de faire Rhadamiste et Electre[1].

J’aurai l’honneur d’envoyer bientôt à Votre Majesté ma Sémiramis, qu’on rejoue à présent avec un succès dont je dois être très-content. Vous la trouverez très-différente de l’esquisse que j’eus l’honneur de vous envoyer il y a quelques années. J’ai tâché d’y répandre toute la terreur du théâtre des Grecs, et de changer les Français en Athéniens. Je suis venu à bout de la métamorphose, quoique avec peine. Je n’ai guère vu la terreur et la pitié, soutenues de la magnificence du spectacle, faire un plus grand effet. Sans la crainte et sans la pitié, point de tragédies. Sire, voilà pourquoi Zaïre et Alzire arrachent toujours des larmes, et sont toujours redemandées. La religion, combattue par les passions, est un ressort que j’ai employé, et c’est un des plus grands pour remuer les cœurs des hommes. Sur cent personnes il se trouve à peine un philosophe, et encore sa philosophie cède à ce charme et à ce préjugé qu’il combat dans le cabinet. Croyez-moi, sire, tous les discours politiques, tous les profonds raisonnements, la grandeur, la fermeté, sont peu de chose au théâtre ; c’est l’intérêt qui fait tout, et sans lui il n’y a rien. Point de succès dans les représentations, sans la crainte et la pitié ; mais point de succès dans le cabinet, sans une versification toujours correcte, toujours harmonieuse, et soutenue de la poésie d’expression. Permettez-moi, sire, de dire que cette pureté et cette élégance manquent absolument à Catilina. Il y a dans cette pièce quelques vers nerveux, mais il n’y en a jamais dix de suite où il n’y ait des fautes contre la langue, ou dans lesquels cette élégance ne soit sacrifiée.

Il n’y a certainement point de roi dans le monde qui sente mieux le prix de cette élégance harmonieuse que Frédéric le Grand. Qu’il se ressouvienne des vers où il parle d’Alexandre, son devancier, dans une épître morale[2] et qu’il compare à ces vers ceux de Catilina, il verra s’il retrouvera dans l’auteur français le même nombre et la même cadence qui sont dans les vers d’un roi du Nord, qui m’étonnèrent. Quand je dis qu’il n’y a point de roi qui sente ce mérite comme Votre Majesté, j’ajoute qu’il y a aussi peu de connaisseurs à Paris qui aient plus de goût, et aucun auteur qui ait plus d’imagination.

Votre Apologie des rois a un autre mérite que celui de l’imagination : elle a la profondeur, la vérité, et la nouveauté.

J’étais occupé à corriger une ancienne Épître sur l’ègalitè des conditions[3], et je faisais quelques vers précisément sur le même sujet, lorsque j’ai reçu votre Épitre à Darget[4]. J’effleurais en passant ce que vous approfondissez.

Votre Majesté a bien raison de dire que je ne trouverai ni clinquant ni 'crème fouettée dans cet ouvrage. C’est le chef-d’œuvre de la raison. Elle est remplie d’images vraies et bien peintes. Ne me dites pas, sire, que je vous parle en courtisan ; quand il s’agit de vers, je ne connais personne. Je révère, comme je le dois, Frédéric le Grand, qui a délivré son royaume des procureurs, et qui a donné la paix dans Dresde ; mais je parle ici à mon confrère en Apollon.

Je ne suis pas sévère sur la rime, mais je ne peux passer la rime d’ennuis et soucis.

On ne se sort du mot desservir que pour une chapelle, un bénéfice. On ne l’emploie pas même pour la messe, car on dit servir la messe, et non pas desservir ; ainsi


· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Les différents emplois
Qui desservent la cour, les finances, les lois,


est une expression vicieuse ; mais elle est aisée à corriger.

Et lorsque dans les fers on pense l’enchaîner,
Il s’échappe, et revient hardiment vous braver.


Braver et enchaîner ne riment pas. Il faudrait captiver. Enchaîner dans les fers est un pléonasme ; enchaîner seul suffit.

On ne dit point faire l’or ; on dit faire de l’or, comme on dit cuire du pain, faire du velours, bâtir des maisons, et non cuire le pain, faire le velours, bâtir les maisons, à moins que ce les ne se rapporte à quelque chose qui précède ou qui suit. D’ailleurs, en vers, il y a toujours plus de mérite à faire entendre les choses connues qu’à les nommer. Molière, par exemple, dans le style même familier, au lieu de faire dire à un de ses personnages vous faites de l’or apparemment, le fait parler ainsi :


Vous avez donc trouvé cette bénite pierre
Qui peut seule enrichir tous les rois de la terre[5].

Dans un des plus beaux morceaux de cette épître excellente, vous dites la haine embrasée ! Ce mot est impropre. La haine peut embraser des villes, et même des cœurs ; mais la personne de la Haine ne peut être embrasée. Elle est ardente, étincelante, implacable, funeste, etc.

Privilégiés est de cinq syllabes, et non de quatre ; et c’est un mot dont les syllabes sourdes et maigres déplaisent à l’oreille. Il ne doit point entrer dans la poésie.

Tout trafic est rompu. On rompt un traité. On interrompt, on arrête, on ruine, on fait languir un trafic. D’ailleurs le trafic d’honneur et de droiture est une expression qui veut dire la mauvaise foi. Votre intention est de dire : tout commerce d’honneur est détruit ; or trafic est un terme qui signifie vendre son honneur, et c’est précisément le contraire que vous entendez. Si vous dites :


Tout commerce est détruit d’honneur et de droiture,

ou quelque chose de semblable, cette faute ne subsistera plus.

Un monarque insensible et presque inanimé,
D’un marbre dur et blanc doit bien être estimé.

Il semble par cette construction que le monarque doive être estimé par un marbre dur et blanc. On peut aisément corriger cette faute.

Vous voyez que je ne suis pas si courtisan, et que je vous dis la vérité, parce que vous en êtes digne. C’est avec la même sincérité que je vous dirai combien j’admire cette épitre, la sagesse qui y règne, le tour aisé et agréable, les vers bien frappés, les transitions heureuses, tout l’art d’un homme éloquent, et toute la finesse d’un homme dont l’esprit est supérieur. Vous êtes le seul homme sur la terre qui sachiez employer ainsi votre peu de loisir. C’est Achille qui joue de la flûte, en revenant de battre les Troyens. Les Autrichiens valent bien les troupes de Troie, et votre lyre est bien au-dessus de la flûte d’Achille.

Voilà une lettre bien longue, pour être adressée à un roi, et pour être écrite par un malade ; mais vous me ranimez un peu. Votre génie et vos bontés font sur moi plus d’effet que les pilules de Stahl.

J’ai pris la liberté de demander à Votre Majesté de ces pilules, parce qu’elles m’ont fait du bien ; je ne crois que faiblement aux médecins, mais je crois aux remèdes qui m’ont soulagé. Le roi Stanislas me donnait de bonnes pilules de votre royaume, à Lunéville. Il y a un peu d’insolence à faire de deux rois ses apothicaires, mais ils auront la bonté de me le pardonner.

Si la nature traite mon individu, cet été, comme cet hiver, il n’y a pas d’apparence que j’aie la consolation de me mettre encore aux pieds de l’immortel et de l’universel Frédéric le Grand. Mais, s’il me reste un souffle de vie, je l’emploierai à venir lui faire ma cour. Je veux voir encore une fois au moins ce grand homme. Je vous ai aimé tendrement, j’ai été fâché contre vous[6], je vous ai pardonné, et actuellement je vous aime à la folie. Il n’y a jamais eu de corps si faible que le mien, ni d’âme plus sensible. J’ose enfin vous aimer autant que je vous admire.

Une fille pucelle ou non pucelle ! Vraiment c’est bien là ce qu’il me faut ! J’ai besoin de fourrure en été, et non de fille. Il me faut un bon lit, mais pour moi tout seul, une seringue, et le roi de Prusse.

Je me porte trop mal pour envoyer des vers à Votre Majesté ; mais en voici qui valent mieux que les miens[7]. Ils sont d’un capitaine dans les gardes du roi Stanislas ; ils sont adressés au prince de Beauvau. L’auteur, nommé Saint-Lambert, prend un peu ma tournure, et l’embellit. Il est comme vous, sire, il écrit dans mon goût. Vous êtes tous deux mes élèves en poésie ; mais les élèves sont bien supérieurs, pour l’esprit, au pauvre vieux maître poëte.

Songez combien vous devez avoir de bontés pour moi, en qualité de mon élève dans la poésie, et de mon maître dans l’art de penser.

  1. Six mois n’étaient pas écoulés (voyez la lettre 2007), et Voltaire avait commencé son Oreste, qui fut joué le 12 janvier 1750 ; vo_yez tome V, page 76.
  2. Voyez l’Épître à Hermotime, dans les Œuvres de Frédéric.
  3. Voyez, tome IX, le premier des Discours en vers sur l’Homme.
  4. L’Apologie des rois.
  5. Molière, les Fâcheux, acte III, scène iii.
  6. Frédéric avait lui-même pardonné difficilement à Voltaire, lors du second voyage de celui-ci à Berlin, en octobre 1743, de ne lui avoir pas sacrifié la marquise du Châtelet ; et c’est à ce mécontentement qu’on peut attribuer, au moins en partie, la diminution du nombre des lettres de ces deux grands hommes dans leur correspondance, entre 1743 et 1749. Mme du Châtelet, de son côté, après avoir été excessivement tourmentée de la longueur du même voyage de Voltaire, commença dès lors à perdre de son attachement pour l’auteur de Zaïre, et finit par le sacrifier à Saint-Lambert, beaucoup plus jeune que le philosophe et que la marquise elle-même. (Cl.)
  7. C’est l’épître qui commence par ces vers :

    À vivre au sein du jansénisme,
    Cher prince, je suis condamné.

    Voltaire en cite quatre vers dans son Éloge funèbre des officiers, etc. ; voyez tome XXIII, page 261.