Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 1951

Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 570-571).

1951. — AU LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE[1].
À vous seul.

Vous devez être las de moi, mais vous permettrez qu’après vous avoir remercié de vos bontés j’aie l’honneur de vous faire souvenir d’une affaire qui regarde principalement la police.

Il s’agit de cette édition en douze volumes, pleine des impiétés et des ordures les plus atroces, qui fut faite il y a un an, et à laquelle le libraire a mis mon nom.

Monsieur le premier président de Normandie fit faire une perquisition exacte à Rouen, dans le temps que j’étais prêt à partir pour aller passer quelque temps à Lunéville. Avant mon départ, le libraire de Rouen, éditeur de cette infâme collection, intimidé par les recherches, me fit parler, et me fit porter parole que si je voulais l’aider à faire une édition de mes œuvres véritables, en laissant subsister la Henriade et quelques autres ouvrages, il jetterait dans le feu les cinq ou six volumes de cette édition qui contiennent des pièces étrangères et condamnables.

J’apprends, en arrivant à Paris, que ce libraire, dont on m’avait cité le nom, s’appelle Vatiltin ou Ratiltin, qu’il est à Paris, qu’il s’y cache pour avoir débité le Portier des Chartreux et d’autres livres infâmes.

Il a mis, soit à Paris, soit dans les environs, son édition en douze volumes. Et il est si certain qu’il l’a cachée dans quelques magasins, et que c’est à lui seul qu’il faut s’adresser, qu’il m’en fit remettre un exemplaire à mon départ pour Lunéville.

Il est encore certain qu’on ne peut rien faire de cette édition que de la brûler.

Je vous aurais donc une très-grande obligation, monsieur, et le public vous en aurait une, si vous daigniez faire venir devant vous ce malheureux et l’obliger, par votre autorité et par les moyens que votre prudence vous suggérera, de vous faire un aveu sincère de tout, de mériter son pardon par une soumission entière à vos ordres, et non-seulement de vous remettre toute l’édition, mais de vous avouer avec qui il en avait fait marché, car il a un associé à Paris, qui est une espèce de courtier de littérature, et je sais que cet associé en a débité quelques exemplaires. Peut-être, monsieur, sera-t-il un peu difficile de déterrer cet homme de Rouen, nommé Vatiltin, qui se cache actuellement de peur de la justice. Mais il n’y a rien dont votre sagesse et votre capacité ne vienne à bout. Je suis bien honteux de les réclamer dans de si petits objets. Mais rien n’est petit pour vous, monsieur, quand il s’agit de l’ordre, de la bienséance et des mœurs, et du repos d’un citoyen qui vous est dévoué. J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Éditeur, Léouzon Leduc.