Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 1947

Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 567-569).

1947. — À M. DARGET[1].
À Cirey, ce 26 janvier 1749.

M. d’Arnaud a dû vous mander ce qui est arrivé à votre paquet. J’espère que si Sa Majesté daigne m’honorer de quelques nouveaux ordres, on prendra de meilleures précautions pour me les faire tenir au reste, d’Arnaud est un garçon très-aimable, fort attaché au roi votre maître, et il n’y a nullement de sa faute dans le retardement qui m’a privé un mois entier de la lettre de Sa Majesté et de la vôtre. Je crois que notre président retourne cet hiver dans votre charmante cour. Un homme qui a été au pôle peut bien aller à Berlin au mois de janvier. Les aigles voyagent dans toutes les saisons ; mais un pauvre petit pinson qui ne bat plus que d’une aile se niche dans un trou de muraille. Je suis si étonné d’être en vie que cela me paraît quelque fois fort plaisant. Il est vrai que j’ai eu la force d’aller à la cour du roi Stanislas, qui s’est établi mon premier médecin, et qui est voisin des eaux de Plombières. Mais je ferai plutôt le voyage de saint Paul au troisième ciel que celui de Berlin pendant l’hiver. Tout le feu du génie du grand Frédéric ne me réchaufferait pas, et je serais mort en arrivant : auquel cas je ne profiterais point du tout des agréments de ce voyage. Je dirai à bien plus juste titre qu’Horace :


Quamque dabas ægro, dabis ægrotare timenti,
Mecenas, veniam.

Et je dirai encore avec lui : cum zephiris et hirundine prima ; encore Horace était gros et gras, et Rome était plus près de Tibur que Paris de Berlin. Il ne me reste qu’à faire des vœux pour que Sa Majesté daigne me conserver en été les mêmes bontés qu’en hiver. Je vous assure, et vous le croirez aisément, que ce voyage ferait le charme de ma vie. Je donnerais assurément la préférence à votre cour sur les bains de Plombières. Vespasien guérit un aveugle en le touchant, comme chacun sait. Le grand Frédéric, qui vaut assurément mieux que Vespasien, me guérirait une oreille très-sourde en daignant me parler, et remettrait un peu de feu dans mon âme. Je vais, en attendant, passer l’hiver à Paris, au coin du feu terrestre. Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien rendre compte à Sa Majesté de mes désirs et de ma misère. J’ai vu cette édition de Dresde ; les libraires allemands ne sont pas des fripons comme ceux de Hollande ; mais ils impriment bien incorrectement ; toutes ces éditions-là ne sont bonnes qu’à jeter au feu. Il y a trop de livres ; de quoi me suis-je avisé d’en grossir le nombre ? Qui bene latuit, bene vixit. Je voudrais latere à Berlin.

Adieu, monsieur ; conservez-moi, je vous en supplie, une amitié qui me console des libraires. Je vous prie de vouloir bien présenter mes hommages aux personnes de votre cour, qui daignent se souvenir de moi ; je compte toujours sur votre bienveillance, et j’ai l’honneur d’être bien véritablement, etc.

  1. Darget avait accompagné, en qualité de secrétaire, le marquis de Valori, ambassadeur en Prusse (de 1739 à 1748), et qui accompagna Frédéric dans ses campagnes. Dans un campement, en 1745, le logement de l’ambassadeur français fut placé dans un faubourg de Jaronivitz. Un détachement d’Autrichiens s’y présenta de grand matin. Darget revêt la robe de l’ambassadeur, est pris pour lui, et emmené prisonnier. Il sauvait ainsi son maître. Frédéric, instruit de ce dévouement, se hâta de faire échanger Darget, et voulut se l’attacher. Du consentement de Valori, Darget passa au service du roi de Prusse, devint son lecteur et son secrétaire, se maria en Prusse ; mais en 1749, il perdit sa femme, et quitta Berlin en mars 1752. De retour en France, il eut une place à l’École militaire, puis fut ministre des évêques de Liège et de Spire, il est mort en 1778. C’est à Darget que Frédéric adressa son Apologie des Rois, épître en vers dont Voltaire parle dans sa lettre du 5 mars 1749. Les Œuvres posthumes de Frédéric contiennent aussi sa correspondance avec Darget, de 1749 à 1771. C’est l’aventure de Darget, en 1745, qui est le sujet du Palladion, poëme du roi de Prusse (voyez la lettre 1984).