Correspondance de Voltaire/1746/Lettre 1854

Correspondance de Voltaire/1746
Correspondance : année 1746GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 475-478).

1854. — À M. MOREAU[1].

Il s’en faut bien, monsieur, que je regarde la misérable affaire de Juvigny comme finie. Je ne demande rien que de juste, que ce que M. l’abbé de Nicolaï a bien voulu me promettre, et ce qui m’est absolument nécessaire. Je prends donc la liberté de vous importuner encore et de faire un dernier effort pour éviter des suites funestes. Je vous soumets mon mémoire. Ce que j’exige me parait si raisonnable et compromet même si peu Juvigny que je ne crois pas que M. l’abbé Nicolaï ait la cruauté de me le refuser. J’ose vous supplier de lui en parler. Je vous le demande instamment.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec la reconnaissance la plus respectueuse, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Voltaire.
mémoire.

Il ne s’agit pas d’exiger du sieur Rigoley de Juvigny un désaveu humiliant pour lui et dangereux pour sa partie. On ne veut point toucher ici au fond du procès ; il n’est question que des calomnies étrangères à ce procès, desquelles le sieur de Juvigny avait rempli son factum, et il parait que rien ne serait plus décent pour lui, plus honorable et plus juste que de désavouer ces impostures, qu’il avait crues trop légèrement. On a fait voir à M. l’abbé de Nicolaï, à M. l’abbé de Breteuil et M. Moreau, avocat du roi, des preuves authentiques qui détruisent ces calomnies. Le sieur de Juvigny, dans son factum, parle d’une prétendue infidélité dans les souscriptions de la Henriade, d’avoir tiré trop d’émoluments de ses ouvrages ; il lui reproche jusqu’à ses voyages en Prusse : tout cela est assurément fort étranger au procès, et il est prouvé par des pièces justificatives que l’auteur qu’il attaque a non-seulement fait présent du produit des souscriptions à des gens de lettres qui étaient dans l’indigence, mais qu’il a remboursé à ses propres frais toutes les souscriptions de ceux qui avaient eu la négligence de ne pas faire venir le livre d’Angleterre. Il est prouvé qu’il a donné souvent à des gens de lettres tout le produit de ses ouvrages. Les ordres supérieurs par lesquels il a fait des voyages en Prusse ne sont pas moins constatés.

Ainsi il se trouve que le sieur de Juvigny, trompé par de faux mémoires, a tourné en reproches odieux les actions les plus vertueuses et les plus honorables. On ne lui demande qu’un désaveu. M. l’abbé de Nicolaï et M. l’abbé de Breteuil l’ont toujours fait espérer.

Ce désaveu peut être contenu dans une lettre à monsieur l’avocat du roi, il peut être conçu à peu près en ces termes, qui certainement ne feront aucun tort au sieur de Juvigny :

Monsieur, les pièces authentiques que vous avez vues ne me laissent que le chagrin d’avoir trop cru des bruits calomnieux que j’ai adoptés dans mon mémoire. Je me fais un devoir et un honneur d’avouer qu’on m’en avait imposé, et si j’avais connu plus tôt les actions estimables de M. de V. je leur aurais rendu plus tôt justice. Je saisis au moins cette occasion de lui marquer, etc. [2]

  1. Voltaire contre Travenol, par H. Beaune, Autographe ayant fait partie de la collection Sohier.
  2. Voici le texte du jugement rendu par le lieutenant criminel Nègre :

    Du vendredy 30 décembre 1746.

    Entre messire François Arouet de Voltaire, conseiller du roy en ses conseils, historiographe de France, l’un des quarante de l’Académie françoise, demandeur et complaignant, assisté de Me de La Chartonnière, son avocat ;

    Antoine Travenol, maître de danse, deffendeur et intervenant, assisté de Me Lemarié, son avocat ;

    Louis Travenol, ordinaire de la musique du roy, deffendeur, assisté de Me Mannory, son avocat ;

    Le sieur abbé d’Olivet, l’un des quarante de l’Académie françoise, assisté de Me Doillot, son avocat ;

    Après avoir entendu lesdittes parties en leurs plaidoyers pendant six audiences, et noble homme, M. Moreau, avocat du roi, en ses conclusions,

    Nous avons la partie de Lemarié reçue intervenante ; faisant droit sur le tout, ayant égard aux plaintes et demandes de la partie de La Chartonnière contre celle de Mannory, faisons deffense à la partie de Mannory de plus faire imprimer, débiter ny colporter aucuns écrits ny libelles diffamatoires contre l’honneur et la réputation de la partie de La Chartonnière ; ordonnons que les deux libelles intitulés l’un, Triomphe poétique, et l’autre, Discours prononcé à la porte de l’Académie par M. le directeur à M. X… seront déposés au greffe pour y être lacérez et ensuite supprimez par le greffier de la cour, et le mémoire signé Louis Travenol sera pareillement supprimé ; condamnons la partie de Mannory en trois cents livres de dommages-intérêts envers la partie de La Chartonnière, et aux dépens à cet égard. Ayant aucunement égard à la demande de la partie de Lemarié contre celle de La Chartonnière, faisons deffense à la partie de La Chartonnière plus à l’avenir récidiver et user de pareilles voyes sous plus grandes peines, la condamnons en cinq cents livres de dommages-intérêts envers la partie de Lemarié, laquelle somme de cinq cents livres demeurera compensée jusqu’à due concurrence avec celle de trois cents livres à laquelle avons condamné la partie de Mannory envers celle de La Chartonnière, avec dépens à cet égard ; et sur les demandes respectives de la partie de Mannory contre celle de Doillot et de Doillot contre celle de Mannory, avons mis les parties hors de cour et de procès, dépens entre elles compensez. Et faisant droit sur la demande de la partie de La Chartonnière à fin de permission d’informer contre les auteurs desdits deux libelles par nous ordonnés être lacérez, ordonnons que la partie de La Chartonnière se pourvoira par requeste en la manière accoutumée si bon luy semble. Faisant droit sur les conclusions des gens du roy, ordonnons que les ordonnances, édits, déclarations du roy, arrêts et règlements du Parlement concernant la librairie, imprimerie, vente et colportage, seront exécutez selon leur forme et teneur, et en conséquence faisons deffenses à tous libraires, imprimeurs et autres, d’imprimer, vendre, débiter, distribuer, colporter ou autrement aucuns libelles diffamatoires, ny aucuns écrits ny imprimez sans permission. Ordonnons que de l’écrit qui a pour titre : Lettre de M. l’abbé d’Olivet à monsieur son frère, les huitième et neuvième pages seront pareillement supprimez et que la présente sentence sera, à la diligence du procureur du roy, imprimée, lue, publiée et affichée dans tous les lieux et carrefours ordinaires et accoutumez de cette Ville, fauxbourgs et banlieue, et partout où besoin sera.

    Signé : Parot.

    Le recueil de M. de Maurepas contient une foule de chansons et d’épigrammes provoquées par ce jugement. Mais ces pièces ne méritent guère l’honneur d’être reproduites. Les curieux les trouveront à la bibliothèque de l’Arsenal.