Correspondance de Voltaire/1745/Lettre 1725

Correspondance de Voltaire/1745
Correspondance : année 1745GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 361-363).

1725. — DE M. LE MARQUIS D’ARGENSON[1].

Monsieur l’historien, vous aurez dû apprendre dès mercredi au soir la nouvelle dont vous nous félicitez tant. Un page partit du champ de bataille, le mardi à deux heures et demie, pour porter les lettres. J’apprends qu’il arriva, le mercredi à cinq heures du soir, à Versailles. Ce fut un beau spectacle que de voir le roi et le dauphin écrire sur un tambour, entourés de vainqueurs et de vaincus, morts, mourants, et prisonniers. Voici des anecdotes que j’ai remarquées.

J’eus l’honneur de rencontrer le roi dimanche tout près du champ de bataille ; j’arrivai de Paris au quartier de Chin. J’appris que le roi était à la promenade ; je demandai un cheval, je joignis Sa Majesté près d’un lieu d’où l’on voyait le camp des ennemis. J’appris, pour la première fois, de Sa Majesté, de quoi il s’agissait tout à l’heure (à ce qu’on croyait. Jamais je n’ai vu d’homme si gai de cette aventure qu’était le maître. Nous discutâmes justement ce point historique que vous traitez en quatre lignes, quels de nos rois avaient gagné les dernières batailles royales. Je vous assure que le courage ne faisait point tort au jugement, ni le jugement à la mémoire. De là on alla coucher sur la paille. Il n’y a point de nuit de bal plus gaie ; jamais tant de bons mots. On dormit tout le temps qui ne fut pas coupé par des courriers, des grassins, et des aides de camp. Le roi chanta une chanson qui a beaucoup de couplets, et qui est fort drôle. Pour le dauphin, il était à la bataille comme à une chasse de lièvre, et disait presque « Quoi n’est-ce que cela ? » Un boulet de canon donna dans la boue, et crotta un homme près du roi. Nos maîtres rirent de bon cœur du barbouillé. Un palefrenier de mon frère a été blessé à la tête, d’une balle de mousquet ; ce domestique était derrière la compagnie.

Le vrai, le sûr, le non flatteur, c’est que c’est le roi qui a gagné lui-même la bataille par sa volonté, par sa fermeté. Vous verrez des relations et des détails ; vous saurez qu’il y a eu une heure terrible où nous vîmes le second tome de Dettingen ; nos Français humiliés devant cette fermeté anglaise ; leur feu roulant qui ressemble à l’enfer, que j’avoue qui rend stupides les spectateurs les plus oisifs : alors on désespéra de la république. Quelques-uns de nos généraux, qui ont plus de courage de cœur que d’esprit, donnèrent des conseils fort prudents. On envoya des ordres jusqu’à Lille ; on doubla la garde du roi ; on fit emballer, etc. À cela, le roi se moqua de tout et se porta de la gauche au centre, demanda le corps de réserve et le brave Lowendal ; mais on n’en eut pas besoin. Un faux corps de réserve donna : c’était la même cavalerie qui avait d’abord donné inutilement la maison du roi ; les carabiniers ; ce qui restait tranquille des gardes françaises ; des Irlandais excellents, surtout quand ils marchent contre des Anglais et Hanovriens. Votre ami, M. de Richelieu, est un vrai Bayard : c’est lui qui a donné le conseil, et qui l’a exécuté, de marcher à l’infanterie comme des chasseurs, ou comme des fourrageurs, pêle-mêle, la main baissée, le bras raccourci, maître, valets, officiers, cavaliers, infanterie, tout ensemble. Cette vivacité française, dont on parle tant, rien ne lui résiste ; ce fut l’affaire de dix minutes que de gagner la bataille avec cette botte secrète. Les gros bataillons anglais tournèrent le dos, et, pour vous le faire court, on en a tué quatorze mille[2].

Il est vrai que le canon a eu l’honneur de cette affreuse boucherie : jamais tant de canon, ni si gros, n’a tiré dans une bataille générale, qu’à celle de Fontenoy ; il y en avait cent. Monsieur, il semble que ces pauvres ennemis aient voulu à plaisir laisser arriver tout ce qui leur devait être le plus malsain ; canon de Douai, gendarmerie, mousquetaires.

À cette charge dernière dont je vous parlais, n’oubliez pas une anecdote. M. le dauphin, par un mouvement naturel, mit l’épée à la main de la plus jolie grâce du monde, et voulait absolument charger ; on le pria de n’en rien faire. Après cela, pour vous dire le mal comme le bien, j’ai remarqué une habitude trop tôt acquise de voir tranquillement sur le champ de bataille des morts nus, des ennemis agonisants, des plaies fumantes. Pour moi, j’avouerai que le cœur me manqua, et que j’eus besoin d’un flacon. J’observai bien nos jeunes héros ; je les trouvai trop indifférents sur cet article. Je craignis, pour la suite de leur longue vie, que le goût ne vint à augmenter par cette inhumaine curée.

Le triomphe est la plus belle chose du monde : les vive le roi ! les chapeaux en l’air au bout des baïonnettes ; les compliments du maître à ses guerriers ; la visite des retranchements, des villages, et des redoutes si intactes ; la joie, la gloire, la tendresse. Mais le plancher de tout cela est du sang humain, des lambeaux de chair humaine.

Sur la fin du triomphe, le roi m’honora d’une conversation sur la paix. J’ai dépêché des courriers.

Le roi s’est fort amusé hier à la tranchée on a beaucoup tiré sur lui ; il y est resté trois heures. Je travaillais dans mon cabinet, qui est ma tranchée : car j’avouerai que je suis bien reculé de mon courant, par toutes ces dissipations. Je tremblais de tous les coups que j’entendais tirer. J’ai été avant-hier voir la tranchée en mon petit particulier ; cela n’est pas fort curieux de jour. Aujourd’hui nous aurons un Te Deum sous une tente, avec une salve générale de l’armée, que le roi ira voir du mont de la Trinité. Cela sera beau.

J’assure de mes respects Mme du Châtelet. Adieu, monsieur.

d’Argenson.

  1. Cette lettre, que je crois du dimanche 16 mai, et à laquelle Voltaire répondit le 20, m’a semblé mieux placée dans la Correspondance que dans le Commentaire historique, dont elle faisait partie. (B.)
  2. Il manqua en effet quatorze mille hommes à l’appel mais il en revint environ six mille dès le jour même. (Note de Voltaire.) — Cette note était dans le Commentaire historique, où, comme je l’ai dit, était cette lettre. (B.)