Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1676

Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 323-324).

1676. — À M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT,
à versailles.
À Champs, ce 14 septembre.

Le roi, pour chasser son ennui,
Vous lit et voit votre personne ;
La gloire a des charmes pour lui,
Puisqu’il voit celui qui la donne.

En qualité de bon citoyen et de votre serviteur, je dois être charmé que le roi vous lise, et je le serais plus encore s’il vous écoutait. Vous savez bien, très-honorable président, que vous avez tiré Mme du Châtelet du plus grand embarras du monde, car cet embarras commençait à la Croix-des-Petits-Champs, et finissait à l’hôtel de Charost ; c’était des reculades de deux mille carrosses en trois files, des cris de deux ou trois cent mille hommes semés auprès des carrosses, des ivrognes, des combats à coups de poing, des fontaines de vin et de suif qui coulaient sur le monde, le guet à cheval qui augmentait l’imbroglio ; et, pour comble d’agréments, Son Altesse royale[1] revenant paisiblement au Palais-Royal avec ses grands carrosses, ses gardes, ses pages, et tout cela ne pouvant ni reculer ni avancer jusqu’à trois heures du matin. J’étais avec Mme du Châtelet ; un cocher, qui n’était jamais venu à Paris, l’allait faire rouer intrépidement. Elle était couverte de diamants ; elle met pied à terre, criant à l’aide, traverse la foule sans être ni volée ni bourrée, entre chez vous, envoie chercher la poularde chez le rôtisseur du coin, et nous buvons à votre santé tout doucement dans cette maison[2] où tout le monde voudrait vous voir revenir.

Suave, mari magno turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.

(Lucr., lib. II, v. 1.)

J’ai laissé la Princesse de Navarre entre les mains de M. d’Argental, et le divertissement entre les mains de Rameau. Ce Rameau est aussi grand original que grand musicien. Il me mande « que j’aie à mettre en quatre vers tout ce qui est en huit, et en huit tout ce qui est en quatre ». Il est fou ; mais je tiens toujours qu’il faut avoir pitié des talents. Permis d’être fou à celui qui a fait l’acte des Incas[3]. Cependant, si M. de Richelieu ne lui fait pas parler sérieusement, je commence à craindre pour la fête.

Je suis le plus trompé du monde si Royer n’a pas fait de belles choses dans Promenée[4] ; mais Royer n’a pas eu la grande part de ce monde au larcin du feu céleste. Le génie est médiocre ; on en peut cependant tirer parti. Je voudrais bien, monsieur, qu’à votre retour nous fissions exécuter quelque chose devant vous. Il est juste qu’on amuse celui qui passe sa vie à joindre utile dulci[5].

Adieu, monsieur ; vous êtes aimé où je suis, comme partout ailleurs, et je crois toujours me distinguer un peu dans la foule, car, en vérité, je sens bien vivement tout ce que vous valez. Je le dis de même, et je vous suis attaché de même.

  1. Louis-Philippe duc de Chartres, né en 1725, duc d’Orléans en 1752, mort en 1785, aïeul du roi Louis-Philippe Ier.
  2. Hénault demeurait alors dans la rue Saint-Honoré, vis-à-vis les Jacobins.
  3. La seconde des entrées des Indes galantes, dont Rameau a fait la musique, était intitulée les Incas du Pérou.
  4. C’est l’opéra de Pandore ; voyez tome III.
  5. Horace, de Arte poetica, vers 343.