Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1663

Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 308-309).
1663. — À M. LE DUC DE RICHELIEU.
Cirey, ce 18 juin.

J’ai reçu, monsieur le duc, les opinions de mes juges qui, à peu de chose près, justifient ma manière de penser. Vous m’avez donné une terrible besogne. J’aurais mieux aimé faire une tragédie qu’un ouvrage dans le goût de celui-ci. La difficulté est presque insurmontable, mais je me flatte qu’à la fin mon zèle me sauvera. Voici un prologue[1] que la prise de Menin m’a inspiré. Il me paraît qu’il embrasse assez naturellement le sujet de vos victoires et celui du mariage. Peut-être l’envie de vous servir m’aveugle ; mais il me parait que Mars et Vénus viennent assez à propos, et que l’arbre chargé de trophées, dont les rameaux se réunissent, fournit un des heureux corps de devise qu’on ait jamais vus.

Je n’ai qu’une certaine portion de talent, et je vous avoue que j’ai mis dans ce prologue tout ce que la nature du sujet fournit à ma faible capacité j’en envoie un double à mes juges. Qu’ils prennent bien garde que souvent il meglio è’l nemico del bene.

Les divertissements du premier acte ne peuvent devenir que plus mauvais sous ma main ; et si le spectacle de ce premier acte, tel qu’il est, ne fait pas un grand effet, je suis l’homme du monde le plus trompé.

Voyez donc, monsieur le duc, si vous voulez que j’envoie à Rameau ce prologue et ces fêtes du premier acte, tandis que je travaillerai au reste.

Ce reste est extrêmement difficile, encore une fois, parce que vous avez ordonné l’alliage des métaux. J’y travaille comme un homme qui veut vous plaire ; mais croyez-moi sur le prologue et sur les fêtes du premier acte : ce ne sont pas des morceaux qui flattent assez mon amour-propre pour m’aveugler. Il n’y a ici d’autre gloire pour moi que celle de vous obéir. Le grand point est que je vous fournisse un spectacle brillant et plein d’agrément, qui fasse honneur à votre magnificence et à votre goût ; et je vous réponds que tout cela se trouve dans le premier acte. Je ne parle que du tableau, il est aisé de se le représenter. Y a-t-il rien de plus contrasté et de plus magnifique, j’ose dire de plus neuf ? Où trouvera-t-on une femme persécutée, arrêtée par des fêtes à toutes les portes par où elle veut sortir ? Songez bien que je ne prends le parti que de ce tableau, que je soutiens devoir faire un effet charmant ; croyez-en l’expérience que j’ai du théâtre. J’abandonne tout mon style, mes scènes, mes caractères ; j’insiste sur ces deux divertissements, dont je peux parler sans faire l’auteur. Enfin je crois voir cela très-clair, et enfin il faut prendre un parti Rameau presse. Je travaillerai nuit et jour pour vous ; mais encouragez-moi un peu, et fiez-vous un peu à qui vous aime et vous respecte si tendrement.

  1. On n’a pas trouvé le prologue dont l’auteur parle ici. (K.) — Louis XV était entré, le 7 juin, dans Menin.