Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1657

Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 299-301).

1657. — À M. JACOB VERNET[1].
À Cirey en Champagne, le 1er juin.

Monsieur, un des grands avantages de la littérature est de procurer des correspondances telles que la vôtre. J’ai reçu la lettre dont vous m’avez honoré, et nous avons parlé de vous avec le Père Jacquier[2], que vous avez vu à Genève ; et je lui ai bien envié cette satisfaction.

Je ne décide point entre Genève et Rome,

(Henriade, ch. II, v. 5.)

comme vous savez ; mais j’aimerais à voir l’une et l’autre[3], et, surtout, votre académie, dans laquelle il y a tant d’hommes illustres, et dont vous faites l’ornement. L’amitié, qui m’a fait refuser tous les établissements considérables dont le roi de Prusse voulait m’honorer à sa cour, me retient en France. C’est elle qui m’empêche de satisfaire le goût que j’ai toujours eu de voir votre république ; c’est elle qui fait que Cirey est mon royaume et mon académie.

Je suis flatté que mes petites réflexions sur l’histoire ne vous aient pas déplu : j’ai tâché de mettre ces idées en pratique dans un Essai, que j’ai assez avancé, sur l’Histoire universelle depuis Charlemagne. Il me semble qu’on n’a guère encore considéré l’histoire que comme des compilations chronologiques on ne l’a écrite ni en citoyen ni en philosophe. Que m’importe d’être bien sûr que Adaloaldus[4] succéda au roi Agiluf en 616, et de quoi servent les anecdotes de leur cour ? Il est bon que ces noms soient écrits une fois dans les registres poudreux des temps, pour les consulter peut-être une fois dans la vie ; mais quelle misère de faire une étude de ce qui ne peut ni instruire, ni plaire, ni rendre meilleur ! Je me suis attaché à faire, autant que j’ai pu, l’histoire des mœurs, des sciences, des lois, des usages, des superstitions. Je ne vois presque que des histoires de rois ; je veux celle des hommes. Permettez-moi de vous soumettre ce que je dis dans l’avant-propos de mon Essai.

Voici comme je m’exprime : « Je regarde la chronologie et les successions des rois comme mes guides, et non comme le but de mon travail. Ce travail serait bien ingrat si je me bornais à vouloir apprendre en quelle année un prince, indigne de l’être, succéda à un prince barbare. Il me semble, en lisant les histoires, que la terre n’ait été faite que pour quelques souverains et pour ceux qui ont servi leurs passions presque tout le reste est abandonné. Les historiens, en cela, ressemblent à quelques tyrans dont ils parlent ils sacrifient le genre humain à un seul homme[5]. »

Je voudrais, monsieur, être à portée de vous consulter sur cet Essai, que j’ai écrit dans cet esprit. Peut-être un jour le ferai-je imprimer dans votre ville.

À l’égard de mes autres ouvrages de littérature, tous les recueils qu’on en a faits sont très-mauvais et fort incorrects ; j’ai toujours souhaité qu’on en fît une bonne édition, et puisque vous voulez bien m’en parler, je vous dirai que, si quelque libraire de votre ville voulait en faire une édition complète, je lui donnerais toutes les facilités et tous les encouragements qui dépendraient de moi je lui assurerais même le débit de trois ou quatre cents exemplaires, que je lui payerais au prix coûtant, avec un bénéfice dont nous conviendrions ; je lui en remettrais l’argent, qui serait entre les mains d’un banquier, et lui serait délivré quand il livrerait les trois ou quatre cents exemplaires.

Je suis extrêmement mécontent des libraires d’Amsterdam, et peut-être les vôtres me serviront-ils mieux. Mais c’est une entreprise que je voudrais très-secrète, attendu les mesures que je dois garder en France. Vos libraires pourraient être sûrs qu’ils seraient seuls dépositaires des pièces que je leur ferais tenir, et que leur édition ferait infailliblement tomber toutes les autres.

Le marché même que je leur propose serait un bon garant.

Si vous trouvez donc, monsieur, quelque libraire à qui cette entreprise convînt, je vous aurais l’obligation de me voir enfin imprimé comme il faut.

Vos réflexions sur le Postquam nos Amaryllis[6] et sur les rois de Naples me paraissent d’un homme qui connaît très-bien les livres et le monde.

Comptez, monsieur, que je suis avec la plus sincère estime, etc.

Voltaire.

  1. Voyez tome XXXIII, page 378.
  2. François Jacquier, minime et savant mathématicien, né à Vitry-le-François le 7 juin 1711, mort à Rome le 3 juillet 1788.
  3. Voltaire vit Genève le 12 décembre 1751 ; il ne vit jamais Rome.
  4. L’Art de vérifier les dates, et les Tablettes chronologiques de Lenglet-Dufresnoy, et celles de M. J. Picot, disent 615 ; M. Simonde de Sismondi, la Biographie universelle, dit vers 615. (B.)
  5. Cet alinéa fait partie, presque textuellement, de l’Introduction composée par Voltaire pour la première ébauche de son Essai sur les Mœurs, dont J. Néaulme donna, en 1753, une édition subreptice et défigurée, sous le titre d’Abrégé de l’Histoire universelle (voyez tome XXIV, page 51).
  6. Virgile, Bucol., I, 31.