Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1655
Je vous suis très-obligé de la sensibilité que vous me marquez à la perte que je viens de faire de ce pauvre Denis. Sa veuve est très à plaindre : elle a fait une perte unique ; elle était adorée d’un mari honnête homme et aimable ; elle perd des jours et des nuits[1], et de la fortune, qu’elle ne retrouvera plus.
Je vous avais prié, par la réponse que je fis à votre première lettre, de dire à M. l’abbé de Rothelin combien je m’intéressais à sa santé. Vous avez prévenu mes prières mais vous m’annoncez de fort tristes nouvelles[2]. Il faudrait que des âmes comme la sienne vécussent dans de meilleurs corps et dans un meilleur siècle, et que la vertu ne fût point obligée de rendre hommage au fanatisme et à l’hypocrisie.
J’attends avec impatience la nouvelle du payement qui s’est fait attendre si longtemps. Il faut bien qu’enfin vous jouissiez de cette petite aisance qui ne dérangera pas votre philosophie, mais qui la rendra plus heureuse.
Le bonheur que je goûte dans une retraite délicieuse, dans un loisir toujours occupé des arts et de l’amitié, augmentera par les accroissements de votre fortune, si on peut appeler fortune ce nécessaire qu’on vous a promis.
Je vous embrasse.
- ↑ Mme Denis, veuve au mois d’avril 1744, se remaria au commencement de 1780 ; mais, si l’on en croit Longchamp et Wagnière, elle répara souvent, pendant ce veuvage de trente-six ans, la perte des nuits dont son oncle parle. Quant à la fortune, on verra comment Voltaire, après avoir toujours satisfait les goûts de sa nièce pour la dissipation et la dépense, lui laissa la majeure partie de ses biens, y compris sa précieuse bibliothèque, qui est Saint-Pétersbourg. (Cl.)
- ↑ L’abbé de Rothelin, alors languissant, mourut le 17 juillet 1744.