Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1643

Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 284-286).

1643. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Des bords du Phase[1], 7 avril 1744.

Du faite de votre empyrée,
Voltaire, vous m’éblouissez ;
Le soleil de mon éthérée
Se met humblement à vos pieds ;
Sa pâle lueur, obscurcie
D’un gros nuage de bon sens,

Attend qu’à son tour la folie
Lui rende ses rayons brillants.
Souffrez que mon fausset grotesque
N’aille point étourdir Paris,
Et laissez ma lyre tudesque
Inconnue à vos beaux esprits.
Je crois voir un sauteur agile,
Qui, raffinant pour relever
Ses tours, que l’on vient d’admirer,
Sur les tréteaux fait monter Gille,
Gille, qui pense l’imiter.
C’est donc ainsi, monsieur Virgile,
Que vous prétendez me jouer ?
Mais, fripon, ton démon m’agite
Lors même que je m’en défends,
Que je m’esquive et que j’évite
De me livrer à tes talents.
C’est ainsi qu’on provoque encore,
Par des tons aux siens accordants,
La douce voix du luth sonore,
Qui répond aux derniers accents[2].

Enfin, malgré que j’en aie, voilà des vers que votre Apollon m’arrache. Encore s’il m’inspirait !

Votre Mérope m’a été rendue, et j’ai fait le commissionnaire de l’auteur en distribuant son livre. Je ne m’étonne point du succès de cette pièce[3]. Les corrections que vous y avez faites la rendent par la sagesse, par la conduite, la vraisemblance, et l’intérêt, supérieure à toutes vos autres pièces de théâtre, quoique Mahomet ait plus de force, et Brutus, de plus beaux vers.

Ma sœur Ulrique voit votre rêve[4] accompli en partie : un roi la demande pour épouse ; les vœux de toute la nation suédoise sont pour elle. C’est un enthousiasme et un fanatisme auquel ma tendre amitié pour elle a été obligée de céder. Elle va dans un pays où ses talents lui feront jouer un grand et beau rôle.

Dites, s’il vous plaît, à Rottembourg, si vous le voyez, que ce n’est pas bien à lui de ne me point écrire depuis qu’il est à Paris. Je n’entends non plus parler de lui que s’il était à Pékin. Votre air de Paris est comme la fontaine de Jouvence, et vos voluptés comme les charmes de Circé ; mais j’espère que Rottembourg échappera à la métamorphose.

Adieu, adorable historien, grand poëte, charmant auteur de cette Pucelle, invisible et triste prisonnière de Circé[5] ; adieu à l’amant de la cuisinière de Valori[6], de Mme du Châtelet, et de ma sœur. Je me recommande à la protection de tous vos talents, et, surtout, de votre goût pour l’étude, dont j’attends mes plus doux et plus agréables amusements.

Féderic.

On démeuble la maison que l’on avait commencé à meubler[7] pour vous à Berlin.

  1. Potsdam.
  2. Ces vers, omis par Beuchot, sont tirés d’une copie de cette lettre, déposée à la Bibliothèque de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg.
  3. Cette tragédie, imprimée au commencement de 1744, parut chez Prault. Quant à la parodie qu’en firent Panard, Gallet, et Pontau, sous le titre de Marotte, elle est restée inédite. (Cl.)
  4. Voyez, dans les Poésies mélées, la petite pièce de vers : Souvent un air de vérité, etc., et remarquez, d’après cette lettre, combien le roi était éloigné de répondre à ce madrigal par les vers infâmes que les vils détracteurs de M. de Voltaire ont osé supposer. (K.)
  5. Circé est Mme du Châtelet, qui tenait sous clef non-seulement la Pucelle, mais encore le Siècle de Louis XIV ; voyez page 41 de la Vie privée de Voltaire, et de Mme du Châtelet, 1820, in-8o. (B.)
  6. Voyez la lettre de Frédéric, du 13 février 1749.
  7. Il serait fort difficile de rendre compte, du moins jour par jour, des petits voyages de Voltaire, depuis le 28 novembre 1743 jusqu’au 15 avril 1744. On doit présumer qu’il passa la majeure partie de cet intervalle à Paris et à Versailles, et qu’il ne retourna, vers la même époque, ni en Hollande, ni en Prusse, ainsi que le prouve le dernier alinéa de cette lettre. (Cl.) — Voyez la fin de la lettre 1626, où Voltaire, croyant alors retourner bientôt à Berlin, recommandait poétiquement à MM. Gérard d’y préparer sa chambre.