Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1610

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 244-247).

1610. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE[1].
(Septembre 1743.)

Votre Majesté aurait-elle assez de bonté pour mettre en marge ses réflexions et ses ordres ?

(VOLTAIRE.)
1° Votre Majesté saura que le sieur Bassecour, premier bourgmestre d’Amsterdam, est venu prier M. de La Ville, ministre de France, de faire des propositions de paix. La Ville a répondu que, si les Hollandais avaient des offres à faire, le roi son maître pourrait les écouter.

2° N’est-il pas clair que le parti pacifique l’emportera infailliblement en Hollande, puisque Bassecour, l’un

(FRÉDÉRIC.)
1° Ce Bassecour est apparemment celui qui a soin d’engraisser les chapons et les coqs d’Inde pour Leurs Hautes Puissances ?

2° J’admire la sagesse de la France ; mais Dieu me préserve à jamais de l’imiter !

des plus déterminés à la guerre, commence à parler de paix ? N’est-il pas clair que la France montre de la vigueur et de la sagesse ?

3° Dans ces circonstances, si Votre Majesté parlait en maitre, si elle donnait l’exemple aux princes de l’empire d’assembler une armée de neutralité, n’arracherait-elle pas le sceptre de l’Europe des mains des Anglais, qui vous bravent, et qui parlent hautement de vous d’une manière révoltante, aussi bien que le parti des Bentinck, des Fagel, des Obdam ? Je les ai entendus, et je ne vous dis rien que de très-véritable.

4° Ne vous couvrez-vous pas d’une gloire immortelle, en vous déclarant efficacement le protecteur de l’empire ? Et n’est-il pas de votre plus pressant intérêt d’empêcher que les Anglais ne fassent votre ennemi le grand-duc roi des Romains  ?

5° Quiconque a parlé seulement un quart d’heure au duc d’Aremberg, au comte de Harrach, au lord Stair, à tous les partisans d’Autriche, leur a entendu dire qu’ils brûlent d’ouvrir la campagne en Silésie ; avez-vous en ce cas, sire, un autre allié que la France ? et, quelque puissant que vous soyez, un allié vous est-il inutile ? Vous connaissez les ressources de la maison d’Autriche, et combien de princes sont unis à elle. Mais résisteraient-ils à votre puissance jointe à celle de la maison de Bourbon ?

6° Si vous faites seulement marcher des troupes à Clèves, n’inspirez-vous pas la terreur et le respect, sans crainte que l’on ose vous faire


3° Ceci serait plus beau dans une ode que dans la réalité. Je me soucie fort peu de ce que les Hollandais et Anglais disent, d’autant plus que je n’entends point leur patois.


4° La France a plus d’intérêt que la Prusse de l’empêcher ; et en cela, cher Voltaire, vous êtes mal informé : car on ne peut faire une élection de roi des Romains sans le consentement unanime de l’empire ; ainsi vous sentez bien que cela dépend toujours de moi.


On les y recevra,
Biribi,
À la façon de Barbari,
Mon ami.


Vous voulez donc qu’en vrai dieu de machine
J’arrive pour le dénoûment ;
Qu’aux Anglais, aux Pandours, à ce peuple insolent,

la guerre ? N’est-ce pas, au contraire, le seul moyen de forcer les Hollandais

à concourir, sous vos ordres, à la pacification de l’empire et au rétablissement de l’empereur, qui vous devra deux fois son trône, et qui aidera à la splendeur du vôtre ?

7° Quelque parti que Votre Majesté prenne, daignera-t-elle se confier à moi comme à son serviteur, comme à celui qui désire de passer ses jours à votre cour ? Voudra-t-elle que j’aie l’honneur de l’accompagner à Baireuth, et, si elle a cette bonté, veut-elle bien me le déclarer, afin que j’aie le temps de me préparer pour ce voyage ? Pour peu qu’elle daigne m’écrire quelque chose de favorable dans la lettre projetée, cela suffira pour me procurer le bonheur où j’aspire depuis six ans de vivre auprès d’elle.

8° Si pendant le court séjour que je dois faire, cet automne, auprès de Votre Majesté, elle pouvait me rendre porteur de quelque nouvelle agréable à ma cour, je la supplierais de m’honorer d’une telle commission.


9° Faites tout ce qu’il vous plaira ; j’aimerai toujours Votre Majesté de tout mon cœur.

Voltaire.

J’aille donner la discipline ?
Mais examinez mieux ma mine ;
Je ne suis pas assez méchant.


7° Si vous voulez venir à Baireuth[2], je serai bien aise de vous y voir, pourvu que le voyage ne dérange pas votre santé. Il dépendra donc de vous de prendre quelles mesures vous jugerez à propos.


8° Je ne suis dans aucune liaison avec la France ; je n’ai rien à craindre ni à espérer d’elle. Si vous voulez, je ferai un panégyrique de Louis XV, où il n’y aura pas un mot de vrai mais, quant aux affaires politiques, il n’en est aucune à présent qui nous lie ensemble ; et d’autant plus, ce n’est point à moi à parler le premier. Si l’on me demande quelque chose, il est temps d’y répondre ; mais vous, qui êtes si raisonnable, sentez bien le ridicule dont je me chargerais si je donnais des projets politiques à la France sans à-propos, et, de plus, écrits de ma propre main.

9° Je vous aime de tout mon cœur, je vous estime ; je ferai tout pour vous avoir, hormis des folies et des choses qui me donneraient à jamais

  un ridicule dans l’Europe, et seraient, dans le fond, contraires à mes intérêts

et à ma gloire. La seule commission que je puisse vous donner pour la France, c’est de leur conseiller de se conduire plus sagement qu’ils n’ont fait jusqu’à présent. Cette monarchie est un corps très-fort, sans âme et sans nerf.

Fédéric.

  1. Cette lettre a été imprimée pour la première fois dans la Décade philosophique, du 10 messidor an VII, avec cet avis :

    « Nous imprimons cette pièce sur une copie au bas de laquelle est écrit, de la main de Beaumarchais :

    « Je certifie cette lettre et la réponse exactement conformes à l’original écrit de la main de Voltaire et de Frédéric, lequel est entre mes mains.

    « Ce 9 thermidor an VI de la République française.
    Signé Caron Beaumarchais. »

    — On peut considérer cette pièce comme un spécimen des notes échangées entre Voltaire et Frédéric relativement à l’alliance française.

  2. Frédéric fit un voyage à Baireuth du 10 au 25 septembre.